Texte publié dans la lettre du Lier-Fonds Yan Thomas du 16 mai 2020 dans la rubrique Ce que ça change.
Benoit Peuch évoque ce que le Covid-19 change dans l’éducation des enfants de maternelle, son sujet de thèse.
Mon projet de thèse concerne l’éducation « préscolaire » (c’est-à-dire avant l’entrée à l’école primaire), que j’interprète comme un ensemble de pratiques destinées à socialiser les enfants en les accompagnant vers les formes d‘autonomie attendues dans nos sociétés. Dans ce contexte, je m’inspire de la philosophie de Brandom pour interpréter l‘histoire des pratiques et des théories éducatives sur l’autonomie et la responsabilité des enfants comme un processus qui dépend de la réflexion critique des acteurs du monde éducatif sur ce qu’ils font. Il s’agit d’un processus à travers lequel ces acteurs corrigent progressivement et collectivement leurs pratiques, en rendant explicites à leurs propres yeux, et dès lors, discutables, les normes qu’elles impliquent.
Sous ce rapport, l’adaptation des écoles françaises au confinement décrété pour faire face à l’actuelle pandémie, et désormais, leur adaptation au déconfinement partiel, sont pour mon travail particulièrement riches d’enseignements: le caractère extraordinaire de la situation conduit en effet les acteurs à se montrer particulièrement réflexifs sur leurs pratiques habituelles, à un moment où celles-ci sont contrariées, et à expliciter les normes qu’elles contiennent, pour tenter de continuer, dans le nouveau contexte, à les satisfaire.
C‘est sous les auspices de la « continuité pédagogique » que l’ensemble de l’institution éducative a été placée depuis le début du confinement. Sans qu’il soit évidemment possible ici de donner une description détaillée des dispositifs mis en place, il apparaît que de manière générale, les enseignants, pour assurer cette continuité, ont été amenés à développer des dispositifs pédagogiques exigeant une plus forte autonomie de la part des élèves (notamment par le recours à des fiches d‘exercices). La continuité, ici, a consisté à accentuer l’exigence d‘autonomie et à la valoriser.
À cet égard, il sera intéressant pour moi de savoir ce que les enseignants de maternelle – sur lesquels je porte le regard dans ma thèse – ont pu proposer pour pratiquer une éducation « à distance » face à des élèves dont on ne peut exiger qu’une très faible autonomie.
Aujourd’hui, la perspective d‘un retour progressif en classe se précise. Elle passe notamment par la diffusion d’un protocole sanitaire qui détaille les aménagements permettant de limiter les risques de diffusion du virus au sein des établissements scolaires : aménagement de l’espace (marquage au sol, sens unique dans les couloirs), du temps (heure d’arrivée à l’école échelonnée), ritualisation accentuée des gestes d’hygiène, réduction du nombre d‘élèves en classe… Ce qu’illustre ce protocole, c’est qu’on ne peut attendre des élèves qu’ils assument par eux-mêmes la responsabilité de la bonne tenue des gestes barrières. On ne peut pas exiger de leur part, par exemple, qu’ils portent un masque (et s‘ils le peuvent, ou le font parfois, on ne peut pas exiger qu’ils le fassent d’eux-mêmes). L’autonomie des enfants n’est plus tant ici un objectif prioritaire : la quasi-totalité du protocole sanitaire repose sur l’organisation de l’environnement scolaire et la responsabilisation des parents et des enseignants. D’une certaine manière, il s’agit de la complexification d‘une organisation déjà en place à l‘école primaire en temps ordinaire, où les élèvent ne circulent dans l’établissement qu’en suivant leur enseignant référent. Sous cet aspect, le retour progressif à l’école est certainement plus praticable à l’école primaire qu’il ne l’est au collège, où les élèves sont plus autonomes dans leurs déplacements.
Mais un « retour en classe » ne peut pas se réduire à la simple application d’un protocole sanitaire : il faut encore que l’exigence d’une « continuité pédagogique » soit maintenue. Pour l’école élémentaire, cette continuité semble être garantie par une diminution du nombre d’élèves présents simultanément en classe, qui permet à chaque enfant de travailler sur son exercice de grammaire « individuellement », c’est-à-dire en restant à distance de ses camarades.
Concernant l’école maternelle, ces impératifs de distanciation et d’individualisation peuvent laisser plus perplexe. Si les exercices les plus scolaires peuvent être adaptés pour être faits individuellement dans un isolement relatif, ceux-ci ne représentent qu’une maigre portion de la journée de l’enfant à l’école (même si ce sont les moments les plus valorisés). Ce que fait un enfant à l’école maternelle, c’est être avec ses pairs, pour jouer, pour parler, pour écouter une histoire, pour chanter, et… pour travailler. Une part importante de l’éducation à l’école maternelle implique ainsi l’aménagement d’un environnement qui favorise la socialisation de l’enfant – non son isolement. Tout est organisé autour de lui pour en faire un acteur qui participe à une vie collective. Dans cette perspective, les recommandations concernant la limitation des déplacements dans la classe, l’individualisation du matériel ou la limitation des situations de regroupement entrent en contradiction directe avec ce qui pourrait constituer une « continuité pédagogique » à l’école maternelle !
De manière générale, il apparaît que dans le monde scolaire, l’individualisation liée aux exigences sanitaires rencontre brutalement l’impératif de la vie collective qu’impose l’objectif éducatif lui-même. Ce choc est particulièrement frontal à la maternelle, qui constitue de ce point de vue un cas-limite permettant de repérer et de comprendre une tension à l’œuvre, plus largement, à tous les autres échelons scolaires – jusque y compris l’université.
L’individualisation encourage certes la valorisation de l’autonomie des enfants mais elle ne permet pas par elle-même de faire advenir cette autonomie. C‘est pourquoi il serait hâtif de penser que l’individualisation à laquelle on assiste actuellement, signifie l’abandon de la dimension socialisante du travail éducatif. Dans le cas des maternelles, en tout cas, il est peu probable que les enseignants renoncent à cette dimension – de même d‘ailleurs qu’il y a peu de chance qu’ils se mettent à l’inverse à ignorer purement et simplement les recommandations sanitaires. On peut s’attendre plutôt à ce qu’ils s‘engagent dans des compromis, des adaptations, des réajustements de leurs pratiques.
S‘adapter, cela veut dire essayer des choses, voir si elles fonctionnent ou non, puis en essayer d’autres, riche de l’expérience précédente. À partir de la philosophie de Brandom, il est possible de penser ce cycle expérimental comme un cycle expressif au travers duquel les acteurs s‘explicitent à eux-mêmes (et entre eux) les normes d‘autonomie implicites dans leur pratique. Car réajuster sa pratique, c’est aussi réajuster sa manière de l‘évaluer ; et réajuster son évaluation des pratiques est une manière de mieux comprendre les normes dans lesquelles l’on est engagé lorsque l’on éduque les enfants.