Que peuvent nous apprendre les pratiques de l’école maternelle sur l’autonomie moderne ? (2022)

Exposé pour le séminaire de Pierre-Henri Castel, séance du 4 mars 2022.

Lectures préalables

Helmunt Heiland, « Friedrich Fröbel (1782-1853)« , Perspectives, vol. XXIII, n°3-4, septembre-décembre, 1993.

Pablo Blitstein & Cyril Lemieux, « Comment rouvrir la question de la modernité?« , Politix 2018/3 (n° 123).

Illustrations à consulter

A / Introduction

§1. Une question anthropologique. Le titre que j’ai choisi pour cette présentation est « que peuvent nous apprendre les pratiques de l’école maternelle sur l’autonomie moderne ? ». Je pose cette question comme une question d’anthropologie. Je veux d’abord m’interroger sur ce que l’éducation préscolaire — sur ce que l’éducation des enfants avant l’école primaire — peut nous apprendre sur ce que c’est que vivre dans une société moderne, d’en être membre, c’est-à-dire d’être un individu autonome. La question n’est pas évidente car, quand on va voir les pratiques de l’école maternelle, on voit que les enfants jouent, qu’ils dessinent, écoutent des histoires, font de la peinture, des rondes et des choses de ce genre. On ne voit pas, d’abord, ce que ce genre de pratique pourrait nous apprendre sur la modernité. En fait, il ne faut pas considérer les pratiques de façon isolées. Il faut les mettre en rapport avec les attentes normatives que les acteurs ont vis-à-vis de ces pratiques. À ce que les éducateurs et les parents d’élèves en attendent. Et si ces attentes sont intéressantes pour nous, c’est parce que ce sont, en priorité, des attentes de socialisation. Selon les acteurs, les pratiques de l’école maternelle permettent à l’enfant de se socialiser. Pour comprendre un peu mieux ces attentes normatives, on peut consulter les programmes de l’école maternelle. Dans le programme actuel, on trouve un paragraphe intitulé « se construire comme une personne au sein d’un groupe ». Je vous épargne la lecture du paragraphe, mais, en quelque mots, ce paragraphe dit que l’ensemble des pratiques de l’école maternelle sont pensées pour (1) amener les enfants à participer à des projets collectifs, à coopérer, (2) les amener à respecter des règles communes, (3) les amener à exprimer publiquement des émotions ou des évaluations personnelles. D’après les programmes, donc, quand l’enfant sait faire ça, il « devient une personne au sein d’un groupe », mais à la place de « devenir une personne au sein d’un groupe » on aurait pu dire « devenir un individu autonome ». Car ce qu’il me parait clair dans ce passage, c’est qu’on y justifie les pratiques de l’école maternelle comme des pratiques qui contribuent à un projet d’autonomisation de l’enfant. D’un point de vue anthropologique, le problème est alors de comprendre le type de conditionnement social que permet de réaliser les pratiques de l’école maternelle et en quoi ce conditionnement social permet d’amener les enfants dans un régime d’action et d’habitude qui sera reconnu par les acteurs comme celui qu’il faut inculquer aux enfants pour les mettre sur le chemin de l’autonomie.

§2. Pragmatisme expressiviste et anthropologie philosophique. La perspective que j’essaye de développer est celle d’une anthropologie philosophique. Pour cela, je propose de poser la question anthropologique du rapport entre les pratiques préscolaires et l’autonomie moderne à partir d’un point de vue qui est celui du pragmatisme expressiviste de Brandom. Ici, il n’est pas exactement question d’utiliser Brandom comme une œuvre ou l’on trouverait déjà, clé en main, une méthode toute prête pour prendre en charge philosophiquement des questions d’anthropologie concrète comme celle que je pose ici. J’utilise plutôt l’œuvre de Brandom comme une ressource, comme une œuvre qui donne des outils et des orientations théoriques permettant, selon moi, de faire de l’anthropologie philosophique de l’éducation. Ce que je retiens du pragmatisme expressiviste de Brandom, c’est d’abord l’idée que les théories que se font les acteurs sur leurs pratiques, le vocabulaire que produisent les éducateurs pour parler de ce qu’ils font, doit être considéré comme une façon de rendre explicite les normes implicites dans les pratiques éducatives. L’exemple que j’ai donné, l’extrait du programme officiel, donne, je crois, déjà un aperçu de cela. Une autre dimension qui me semble très importante avec le pragmatisme expressiviste, c’est que cette explicitation des normes implicites dans la pratique à une fonction critique. Quand les éducateurs produisent un discours théorique sur leurs pratiques, ils se demandent ce qu’ils pourraient faire pour mieux faire ce qu’ils font. Le schéma expressiviste qui se dessine ici est celui d’un va-et-vient entre la pratique et la théorie. L’enjeu de l’explicitation normative c’est ainsi la transformation des pratiques. Mais pas une transformation dans n’importe quel sens. C’est le dernier point que je retiens du pragmatisme expressiviste : le type de transformation pratique que rend possible l’explicitation normative est celui de pratiques qui correspondent mieux aux normes. En cela, la transformation critique des pratiques peut être interprétée comme un approfondissement de l’engagement pratique dans les normes. J’exprime tout cela de façon un peu technique, mais finalement, ce qu’il s’agit d’exprimer est assez simple. Expliciter les normes implicites pour s’approfondir l’engagement pratique dans les normes, cela veut dire, en français courant, qu’en comprenant ce qu’on cherche à faire, on se donne les moyens de mieux faire ce que l’on fait déjà. Appliquée à la question anthropologique de l’éducation préscolaire proposée, le schéma expressiviste se particularise ainsi : comment les éducateurs explicitent-ils les normes d’autonomies implicites à leurs pratiques pour modifier leurs pratiques de façon à les rendre plus autonomisantes.

§3. Penser le processus de transformation des pratiques comme un processus rationnel et historique. On voit ici que le schéma expressiviste ne permet pas simplement de comprendre les pratiques des éducateurs, c’est-à-dire de savoir ce qui justifie, aux yeux des acteurs, ces pratiques. Ce schéma expressiviste nous permet aussi de penser le processus de transformation des pratiques. Et même : il nous permet de penser ce processus de transformation comme un processus rationnel. Ce qui est intéressant ici, c’est que ce modèle d’une transformation rationnelle ne se réduit pas à un niveau individuel. Il n’est pas simplement question d’un processus psychologique par lequel un acteur en vient à critiquer les pratiques établies et à en proposer de nouvelles. Le schéma expressiviste permet de penser le processus de transformation rationnelle des pratiques à une échelle historique. Car les pratiques établies que tel acteur transforme dérivent elles-mêmes du travail critique des acteurs précédents sur des pratiques plus anciennes, et ainsi de suite. En reprenant l’histoire des pratiques éducatives à partir de cette perspective, il devient possible de faire une histoire rationnelle de l’éducation où l’histoire est analysée comme un processus d’explicitation progressive des normes d’autonomie moderne et d’approfondissement progressif de la dimension autonomisante des pratiques éducatives.

§4. Une perspective comparatiste. Ce qui se dessine finalement, c’est le projet d’une anthropologie philosophique de l’éducation qui prend la forme d’une analyse sociohistorique des pratiques préscolaires qui met au cœur de sa réflexion la question du lien entre les pratiques éducatives et les justifications qu’en donnent les éducateurs. Ce dont je vais parler aujourd’hui, c’est du point de départ de cette sociohistoire du préscolaire pour voir comment, dès les premières institutions préscolaires du début du 19e siècle, les pratiques que l’on y proposait étaient déjà justifiées par les acteurs comme des pratiques d’autonomisation de l’enfant. Pour réaliser cette analyse sociohistorique, j’ai choisi de m’appuyer sur les manuels que les fondateurs des institutions préscolaires ont pu écrire, généralement pour diffuser leur pratique et expliquer à d’autres comment ils peuvent reproduire ce qu’ils font. Ce qui m’intéresse dans ces manuels c’est d’abord que les pratiques sont décrites de façon concrète : on ne se contente pas de décrire le matériel qu’on utilise, on explique aussi comment on doit l’utiliser. On trouve aussi souvent dans ces manuels des considérations qui permettent de resituer les propositions pédagogiques dans leur contexte sociohistorique. J’utilise aussi une méthode peu courante en philosophie, mais très répandue dans les sciences sociales : le comparatisme. Je propose de me concentrer en particulier sur deux institutions préscolaires du 19e siècle très différentes : les salles d’asiles en France et les jardins d’enfants en Allemagne. En comparant des institutions très différentes, je m’interroge sur ce que les attentes des éducateurs peuvent avoir de commun pour essayer de dégager ce qu’on pourrait désigner comme un « invariant anthropologique de la modernité ». 

B / Sociohistoire des salles d’asiles

§ 5. Le modèle britannique. Je vais commencer par m’intéresser à l’histoire des salles d’asile qui se développent en France à partir de la fin des années 1820. On peut considérer que les salles d’asiles correspondent à l’importation en France d’un modèle qui a alors beaucoup de succès en Grande-Bretagne, celui des écoles enfantines. Je pense qu’il est important de revenir un peu sur ces écoles britanniques pour bien comprendre certains enjeux des salles d’asile. Les premières institutions préscolaires britanniques sont justifiées par leurs fondateurs au nom de l’articulation de deux types de préoccupations sociales assez différentes. La première préoccupation est liée à tous les problèmes que peuvent poser les enfants après la révolution industrielle, en particulier les problèmes que posent les enfants-ouvriers (principalement des problèmes sanitaires) et le problème de la délinquance juvénile dans les grandes villes. À ce niveau, les institutions préscolaires sont justifiées par leurs fondateurs comme des institutions qui vont permettre de prévenir ces problèmes. Mais il y a aussi autre chose. Au-delà des problèmes que posent les enfants, il y a celui que pose la Révolution française. Les fondateurs britanniques des institutions préscolaires, qui sont très majoritairement des libéraux, s’inquiètent beaucoup du risque d’une révolution. Et pour prévenir ce risque, les libéraux se sont mis à réfléchir à la question de l’éducation populaire et à la manière dont, par cette éducation, il serait possible de moraliser les classes populaires pour leur passer toute envie de révolte et les amener à développer un amour du travail nécessaire, selon les libéraux, pour stabiliser une société qui risque à tout moment de basculer dans le chaos.

§6. Politique éducative de la Restauration. Ce recadrage historique est important parce qu’il permet de comprendre un peu mieux ce que les fondateurs des salles d’asile ont pu trouver d’intéressant dans les propositions britanniques. Les salles d’asile se développent en France dans un contexte politique très particulier qui est celui de la Restauration. Pendant la Restauration, en particulier pendant la Monarchie de Juillet, un enjeu politique important est celui de la stabilisation d’une société française perturbée par les révolutions. Comme en Grande-Bretagne, ce projet de stabilisation sociale passe par l’élaboration d’un projet de politique éducative. En France, ce projet est porté par François Guizot, à qui l’on doit notamment une loi Guizot en 1833 qui encourage l’ouverture d’écoles primaires publiques dans toute la France. Très vite, les salles d’asile seront intégrées dans ce projet de moralisation populaire et on peut considérer que, si les fondateurs des salles d’asile (qui, généralement, appartiennent à la bonne société) ont ainsi décidé de reprendre le projet britannique c’est notamment parce que leur projet d’éducation est finalement très similaire à celui qui est développé en Grande-Bretagne.

§7. La leçon de choses. J’en viens enfin aux pratiques des salles d’asile. Je vais m’appuyer sur les documents que je vous ai proposés. Le premier document est une « leçon illustrée », une « leçon de choses » tirée d’un manuel anglais, mais la pratique se retrouve en France. Dans les écoles enfantines britanniques et dans les salles d’asile françaises, on éduque en observant des images. Dans le premier exemple, vous avez l’image d’un castor qui sert à soutenir une leçon d’histoire naturelle. Ce qui m’intéresse d’abord, c’est la fonction que l’on donne à l’image ici. Il y a différentes façons d’utiliser les images pour éduquer. Par exemple, on peut utiliser des images pour aider la mémorisation ou parce qu’une représentation visuelle permet de mieux comprendre ce dont on parle. Dans les manuels que j’ai pu consulter, les images ne sont jamais justifiées pour leur vertu mnémotechnique ou heuristique. Ce qui intéresse les éducateurs, c’est la force des images. Une image, ça attire l’œil. Quand on voit une image, on s’y intéresse spontanément, on se demande ce qu’elle représente. Ainsi, l’image permet d’amener les enfants à s’intéresser à des choses qui ne les intéresseraient peut-être pas autrement. Contrairement à ce que le document que vous avez peut faire croire, il n’est pas question de lire aux enfants le texte qui est sous l’image puis de les interroger en leur posant des questions. En fait, c’est le contraire : on attend des enfants qu’ils répondent d’abord aux questions qui sont sur le document pour ensuite, éventuellement, compléter ce qu’ils savent déjà en utilisant les informations du texte. Cela va même plus loin et considérer que, idéalement, il faudrait que ce soient les élèves qui formulent par eux-mêmes ces questions et que ce soient d’autres élèves qui donnent les réponses. La leçon de chose doit favoriser un apprentissage qui passe moins par l’exposé magistral que par la discussion entre enfants. Bien sûr, il y a peu de chance que les leçons de choses se passaient vraiment ainsi, on se doute bien que le professeur devait intervenir régulièrement. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est moins la précision factuelle que la précision normative : je ne cherche pas à savoir ce que faisaient exactement les éducateurs (je ne suis pas sûr que les sources que nous avons permettent vraiment de le faire), je cherche à savoir exactement ce que les acteurs cherchent à faire.

§8. Le monitorat. Le deuxième document que je vous ai mis est l’image d’un dispositif d’éducation mutuelle utilisé dans les salles d’asile. On y voit une demi-douzaine d’enfants se tenir sur un arc de cercle tracé au sol, devant une pancarte. Sur cette pancarte, il y a des lettres ou des syllabes à lire. On voit aussi qu’un enfant conduit l’activité, c’est le moniteur, et qu’il interroge ses camarades. Une fois de plus ce dispositif vient de Grande-Bretagne. C’est un dispositif qui a été développé par Andrew Bell et Joseph Lancaster à la fin du 18e siècle. Au départ, c’est un dispositif devant permettre à un ou deux adultes d’alphabétiser une centaine d’enfants d’âge primaire. La méthode consistait à diviser le groupe d’enfant en cinq classes de niveaux et de faire en sorte que les enfants des classes les plus hautes s’occupe de l’instruction des enfants des classes inférieures. Ce dispositif sera d’abord repris dans les classes enfantines de Londres, mais en simplifiant le modèle. Dans les écoles enfantines, il n’est plus question de classes de niveaux, on se contente d’accorder aux enfants qui connaissent leur alphabet le titre de moniteur. Chez les Français, la pratique prend une tournure nouvelle puisqu’il n’est plus du tout question de nommer les moniteurs en fonction de leur niveau scolaire. En France, tous les enfants peuvent devenir moniteurs, et il est entendu que, au moins en droit, tous les élèves doivent jouer le rôle du moniteur à un moment ou à un autre. Ce qui m’intéresse ici, c’est que, au-delà de la question du niveau scolaire, le monitorat permet d’amener les enfants à se rapporter les uns aux autres d’une façon très particulière. Je reviendrais sur ce point tout à l’heure.

C / Sociohistoire des jardins d’enfants

§9. Pestalozzi. Je vais m’intéresser maintenant aux jardins d’enfants allemands, qui sont une institution complètement différente et qui se développent en Allemagne à la fin des années 1830. Comme pour les salles d’asile, les jardins d’enfants dépendent d’un modèle institutionnel antérieur, celui développé par Pestalozzi, en Suisse et sur lequel il faut dire deux mots. Pestalozzi est un lecteur de Rousseau qui sera particulièrement choqué par la Terreur. Pour Pestalozzi, la Terreur est une conséquence de la monarchie absolue plus que de la Révolution elle-même. La monarchie absolue, nous dit-il, conduit à confondre le pouvoir politique du roi avec le pouvoir moral de la religion. Là-dessus, le problème de la Révolution française, c’est qu’on a destitué le roi sans restaurer l’autorité morale de la religion, ce qui conduit, nous dit Pestalozzi, à une société sans morale, une société d’égoïstes qui ne font que s’entretuer. C’est à partir de là que Pestalozzi formule le projet d’une éducation morale qui n’a pas la forme d’une éducation rationnelle, mais spirituelle. Pour Pestalozzi, la morale est quelque chose qui relève, d’abord du sentiment, c’est quelque chose d’intuitif. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas, après coup, rationaliser la morale en la formulant sous la forme de règle, mais, pour Pestalozzi, ces règles ne rendent pas moral, les règles servent plutôt à prendre conscience des sentiments moraux que nous avons déjà. Pour Pestalozzi, c’est d’abord dans la famille, et plus précisément dans les liens domestiques que l’enfant développe des intuitions morales. L’idée, c’est que ces intuitions se construisent dans les liens affectifs qui lient les membres d’une famille. Que, dans sa famille, l’enfant sent qu’il appartient à un groupe ou chacun est toujours prêt à agir pour les autres en allant au-delà de son intérêt purement individuel. Pour Pestalozzi, les institutions scolaires doivent se modeler sur la famille spirituelle. Pour devenir un être moralement accompli, l’enfant doit toujours sentir qu’il appartient à un groupe.

§10. Pestalozzi et le pangermanisme. Si je m’arrête ainsi sur la question de la morale et de la famille chez Pestalozzi, c’est parce que c’est un point qui retiendra l’attention de Fichte. Quand Fichte visite l’institution de Pestalozzi en Suisse, il dira que Pestalozzi a trouvé le moyen de concrétiser les idées de Kant. Au-delà de ça, Pestalozzi occupe une place très importante dans les Discours à la nation allemande que Fichte prononce en 1807 pendant l’occupation française en Allemagne. Dans ces discours, Fichte expose un projet pangermaniste, un projet de réunification spirituelle de l’Allemagne qui doit, nous dit-il, passer par l’institution d’une éducation nationaliste. Et c’est chez Pestalozzi que Fichte va trouver le modèle pratique de cette éducation, avec l’idée que l’éducation nationaliste n’est finalement qu’un approfondissement du lien spirituel qui se construit dans l’espace domestique. Les propositions de Fichte auront un certain succès puisque, dès 1808, au moment où une grande réforme de l’éducation est en train de se faire en Allemagne, à l’époque où Humboldt est ministre de l’Éducation de la Prusse, les méthodes de Pestalozzi sont largement discutées et diffusées en Allemagne, il semble même que l’on proposait des bourses aux jeunes enseignants qui voulaient allez se former auprès de Pestalozzi.

§11. De la fabrique de jouets au jardin d’enfants. C’est dans ce contexte que Fröbel, le futur fondateur des jardins d’enfants, va découvrir les méthodes de Pestalozzi. Je vous ai mis en bibliographie un article biographique sur Fröbel qui donne plus de précisions sur son parcours et sur le contexte historique. On retiendra qu’après s’être formé chez Pestalozzi entre 1808 et 1811, Fröbel ira étudier la philosophie de la nature et la cristallographie à l’université de Berlin et que cela l’amènera d’abord à rethéoriser les pratiques de Pestalozzi dans le vocabulaire de la philosophie de la nature. Mais, jusqu’ici, malgré ce travail de rethéorisation, Fröbel reste grosso modo dans le sillage de Pestalozzi. Jusqu’au jour où, en 1837, à la suite d’une série d’échecs (qui sont détaillés dans l’article que j’ai mis en bibliographie), Fröbel semble renoncer tout à fait à l’idée d’ouvrir une institution éducative. À la place, il se lance dans un projet complètement nouveau : il ouvre une fabrique de jouets. Il fabrique des jouets pour aider les mères à éduquer leurs enfants chez elles et se concentre d’abord sur l’idée d’aider les mères. Il organisera notamment des réunions pour que les mères puissent se retrouver et échanger sur la manière dont elles éduquent leurs enfants et utilisent les jouets que propose Fröbel. Mais, rapidement, Fröbel veut aller plus loin. Il ouvre une nouvelle institution, les jardins d’enfants, où l’on éduquera les enfants avec le matériel qu’il a inventé. Ce sera aussi une institution qui accueillera les mères ou les jeunes femmes pour leur apprendre à éduquer leurs enfants (ou leurs futurs enfants) de façon à renforcer le lien spirituel qui lie la mère et l’enfant.

§12. Les dons et les occupations. J’en viens enfin aux pratiques des jardins d’enfants. Dans les documents que je vous ai laissés, j’ai retenu deux planches tirées d’une brochure écrite par une élève de Fröbel pour promouvoir les méthodes du jardin d’enfants en France. La première planche représente les jouets que Fröbel invente pour éduquer les enfants. Fröbel appelle ces jouets, des « dons ». Il y a plusieurs dons différents qu’il faut donner à l’enfant dans un ordre particulier. Sur la planche vous voyez les trois premiers. Le premier don, c’est un ensemble de balles en laine de différentes couleurs accrochées à un fil et que l’enfant peut manipuler librement. L’idée, c’est que l’enfant, en jouant avec ces balles, va être amené à dissocier la forme et la couleur — toutes les balles sont rondes, mais de différentes couleurs. Le deuxième don, qui est en fait le premier don que Fröbel ait imaginé, c’est un ensemble de formes : une boule, un cube et un cylindre. Au départ, Fröbel voulait mettre une poupée à la place du cylindre. L’idée, ici, c’est que le cylindre est une forme intermédiaire entre cette forme mobile qu’est la boule et cette forme stable qu’est le cube. À mon avis, si Fröbel à renoncé à la poupée pour choisir le cylindre, c’est que le cylindre, comme forme intermédiaire, introduit doucement l’idée de transformation et pas simplement de synthèse entre le mobile et l’immobile. J’en viens maintenant au troisième don : le cube divisé. Ici, on part d’un cube qui sert d’unité de base et c’est de la division du cube qu’émerge le jeu de construction. Ici, construire ce n’est pas faire émerger une forme de l’informe, construire, c’est toujours transformer une forme en une autre. Vous voyez sur la planche qu’on propose à l’enfant des figures à reproduire. Ces figures servent surtout à initier l’enfant aux jeux de construction, à le familiariser avec le matériel. À terme, l’idée est que l’enfant produise par lui-même ses propres formes. Le projet ici, c’est d’engager l’enfant dans une activité créative. C’est d’ailleurs cette créativité que Fröbel cherche à développer avec les activités que vous pouvez voir sur la deuxième planche qui montre tout un ensemble de travaux manuels : modelage, pliage, découpage, etc. Pour Fröbel ces activités créatives doivent permettre de favoriser chez l’enfant le développement d’un « sens du beau », sens du beau qui a l’air principalement basé sur une sensibilisation à la symétrie. C’est une idée qu’on trouve déjà chez Pestalozzi, que la perception de la beauté est liée à l’intuition d’un ordre spirituel qui contribue à la formation morale de l’individu.

§13. Le jardinage. J’en viens maintenant à la dernière image du document. C’est une carte postale qui représente le jardin d’enfant de Fröbel. Sur cette carte on voit des petits carrés de jardins. Ce sont des jardins individuels : chaque enfant à son propre jardin. L’origine de cette pratique se trouve, une fois de plus, chez Pestalozzi : pour Pestalozzi, le travail, et même le travail industriel, le filage notamment, doit faire partie de la formation morale des enfants, à condition que ce travail soit bien perçu par l’enfant comme un travail qui lui permet d’accéder à quelque chose dont il a besoin, de « s’aider soi-même » comme dit Pestalozzi. Pestalozzi est très critique de l’idée que l’on puisse travailler pour avoir un salaire. On retrouve la même démarche chez Fröbel : chaque enfant possède son carré de jardin et sera propriétaire des légumes qu’il fera pousser. Mais Fröbel introduit deux choses nouvelles : d’abord, il encourage les enfants à personnaliser, à décorer leurs jardins en y mettant des assemblages de cailloux ou des choses de ce genre. Ensuite, même si les jardins sont des espaces individuels, Fröbel veut encourager des attitudes d’entraides ou chacun se montre disposé à aider son voisin. Un fois de plus, le type d’interaction que l’on cherche à favoriser va m’intéresser pour la suite.

D / Comparaison

§ 14. Modernisation et dénaturalisation de l’éducation domestique. Je voudrais maintenant vous présenter un peu le type de conclusion que je pense pouvoir tirer de la perspective sociohistorique que je viens d’esquisser superficiellement. La première chose qu’il me semble intéressant de souligner concerne une constante dans les conditions d’émergence sociohistorique des institutions préscolaires. Toutes les institutions préscolaires que j’ai pu étudier jusqu’ici ont d’abord en commun le fait d’être pensées par leurs fondateurs comme des projets modernisateurs, c’est-à-dire comme des projets devant permettre de transformer, et même d’améliorer, la société. (Je vous ai mis en bibliographie l’article de Pablo Blitstein et de Cyril Lemieux sur cette idée.) Dans l’exposé très rapide que j’ai pu faire, c’est quelque chose qui n’est pas forcément très visible, car j’ai laissé de côté beaucoup de choses sur les questions d’idéologie. Mais il faut bien voir que, si les projets préscolaires que j’ai présentés impliquent toujours une critique très sévère de la Révolution française, il n’est cependant jamais question de revenir en arrière et de réinstituter l’ordre prérévolutionnaire. De façon générale, il est toujours question de dire que la Révolution est un projet inachevé, qu’elle a peut-être permis de se débarrasser d’un pouvoir abusif mais qu’elle ne suffit pas pour instituer un nouvel ordre social stable. Mais il y a autre au chose : dans les projets préscolaire, l’idée de modernisation est toujours articulée à une dénaturalisation de l’éducation domestique, c’est-à-dire de l’éducation que donnent, spontanément, les parents à leurs enfants dans l’espace familial. Pour les acteurs que j’ai évoqués, on ne peut pas laisser les parents éduquer par eux même leurs enfants. Pourquoi ? Parce ce que les parents ont été éduqués dans un ancien ordre du monde et que l’éducation qu’ils donne n’est pas, en tout cas au départ, une éducation modernisatrice. Par rapport à ça, les institutions préscolaires vont donner aux enfants la bonne éducation, mais ce sont aussi des institutions qui vont « moderniser » les parents en leur apprenant ce qu’il faut faire pour bien éduquer leurs enfants. J’insiste sur le fait qu’il n’est pas question ici de renoncer à la famille, mais de la moderniser et d’en faire, non plus le lieu d’une éducation « naturelle », mais le lieu d’une éducation « rationnelle » ou « spirituelle ».

§15. Attention-intention et partenariat. Je voudrais aussi revenir sur la question du conditionnement social que j’ai esquissé au début de ma présentation. On pourrait dire aussi la question de la seconde nature que permettent d’inculquer les pratiques préscolaires pour autonomiser les enfants. À ce titre, il me semble que l’habitus principal que cherchent à développer les pratiques préscolaires est une forme très particulière de retenue attentionnelle. On l’a vu notamment à propos des images de la leçon de choses : les dispositifs matériels mis en jeu sont pensés pour orienter l’attention de l’enfant. On peut dire la même chose des balles et les jeux de cubes qui sont des objets qui retiennent l’attention des enfants qui les manipulent. Car la manipulation, le fait de mettre quelque chose entre les mains des enfants, est encore une façon d’orienter leur attention. Mais il est important ici d’observer que cette attention que l’on cherche n’est pas une attention passive. Les images de la leçon de choses doivent amener l’enfant à poser des questions sur ce qu’elle représente. Les jeux de construction ne doivent pas simplement être manipulés, ils doivent amener l’enfant dans une activité de construction. Ce qui se joue ici, c’est que l’attention que l’on cherche à favoriser doit déboucher sur la formation d’une intention, d’un but que l’enfant doit se donner à lui-même et qui va finaliser son action. En considérant ces attentes, on comprend mieux le genre d’autonomie que cherchent à développer les éducateurs modernes : non pas une autonomie négative, qui se définirait simplement par l’absence de contrainte, mais une autonomie positive, qui se définirait par la capacité de se fixer des buts et de contraindre son action pour les réaliser. Ce qui m’intéresse dans cette liberté positive, dans cette « attention-intention », c’est que l’on va se socialiser autour d’elle, qu’elle va rendre possible une forme de partenariat. Car les éducateurs n’attendent pas simplement des enfants qu’ils agissent en fonction des buts qu’ils se sont eux-mêmes fixés. On veut aussi qu’ils se rapportent les uns aux autres comme des individus qui se fixent des buts . Dans les manuels préscolaires du 19e siècle, cette relation entre enfants est toujours pensée en termes de monitorat ou d’entraide. Aider l’autre, c’est l’aider à accomplir un but. Et donc, aider l’autre, c’est le traiter comme un individu qui poursuit un but.

E / Conclusion

§ 16. Ouverture. Je ne donne ici qu’un aperçu très succinct du chantier que je suis en train de remuer. Il y aurait encore beaucoup de choses à dire. Mais je pense que ce que je vous ai présenté permet déjà de donner une idée un peu générale du type d’analyse sociohistorique que j’essaye de bricoler et du type de conclusion que l’on peut en tirer. Sur cette base, je pense qu’il faudrait poursuivre l’exploration sociohistorique pour voir comment les acteurs redéfinissent graduellement l’autonomie positive et le type de partenariat que cette autonomie doit rendre possible ; et aussi comment ce travail de redéfinition conduit les acteurs à justifier de nouvelles pratiques. Une perspective de travail que j’ai en tête, par exemple, consiste à voir comment, on passe, avec l’école maternelle de la IIIe République, de l’idée de monitorat à l’idée de jeu ; et comment ce passage du monitorat au jeu peut être analysé comme une transformation normative du type de partenariat que l’on cherche à favoriser.  Je pense qu’il est possible de déplier cette démarche sur une durée longue, et même sans doute jusqu’à nous. J’espère que cette présentation a permis de vous donner une idée un peu claire de ce que j’essaye de faire. Merci de m’avoir écouté.