Extrait d’un texte rédigé pour un comité de suivi de thèse ayant eu lieu en juillet 2022.
1. Une définition pragmatiste de l’éducation comme savoir-faire socialisateur. Ce travail propose d’interroger philosophiquement le rapport entre éducation et socialisation dans les sociétés modernes. À l’origine de cette démarche se trouve une définition pragmatiste de l’éducation, commune à Dewey et à Durkheim, comme savoir-faire socialisateur : l’éducation, c’est ce que font les adultes pour préparer les enfants à devenir des membres à part entière de la société dans laquelle ils vivent. En ce sens, réfléchir sur l’éducation, c’est chercher à rendre compte d’un savoir-faire en se demandant en quoi telles pratiques éducatives permettent d’actualiser un projet de socialisation situé. Cette définition très générale se particularise ici à un type de société en particulier : les sociétés modernes (c’est-à-dire, à gros trait, le type de société qui commence à se développer en Europe au 19e siècle après la Révolution française et la Révolution industrielle). Suivant une fois de plus Dewey et Durkheim, le trait spécifique que nous retenons des sociétés modernes, c’est d’abord qu’y être membre, c’est être un individu autonome. Chez Durkheim cet individualisme est mis au jour à partir d’une analyse de la division du travail social qui s’impose au 19e siècle. De son côté, Dewey s’appuie sur une réflexion sur la démocratie comme pratique d’élaboration collective des normes sociales impliquant l’engagement individuel de chacun. Aussi différente que soient ces analyses, une démarche commune peut être retenue : rendre compte des spécificités anthropologiques de la modernité, c’est rendre compte de la façon dont des individus autonomes peuvent entrer en complémentarité pour faire société. Dans ce cadre, s’intéresser à l’éducation dans les sociétés modernes, c’est d’abord s’intéresser à ce que l’on y fait pour amener les enfants à devenir des individus autonomes capables d’être solidaires avec d’autres individus, eux aussi autonomes.
2. L’éducation préscolaire comme entrée pour interroger les habitudes primaires qui rendent l’autonomie possible. Il s’agit finalement de se poser une question philosophique classique : qu’est-ce que la liberté ? S’interroger sur la liberté (et plus précisément au type de liberté dont on parle quand on parle d’autonomie moderne) à partir de la notion d’éducation c’est considérer que la liberté n’est pas quelque chose de donné, qui émergerait spontanément de l’usage naturel de la raison ou du vécu existentiel d’une conscience faisant l’expérience de son incarnation dans le monde. La question que l’on pose ici, c’est celle de la prise en charge sociale qui conditionne l’autonomie moderne. Une première façon de répondre à cette question passe par la notion d’instruction : elle consiste à dire que, pour devenir autonome, l’enfant a besoin d’acquérir des connaissances qui pourront lui permettre d’agir de façon éclairée ; qu’un homme libre est un homme qui doit comprendre ses droits pour pouvoir participer à leurs élaborations. Ce modèle d’instruction primaire est notamment défendu par Condorcet. Ici, autonomiser les enfants, c’est avant tout les mettre au contact d’idées émancipatrices. Une autre façon de répondre, celle que nous adoptons ici, consiste à faire valoir que la réussite de cette instruction primaire est conditionnée par une éducation d’un tout autre genre, une éducation avant l’éducation que nous proposons d’appeler éducation « préscolaire » qui est souvent dispensée dans des institutions spécialement élaborées à cette fin (on pense aux écoles maternelles ou aux jardins d’enfants). Cette éducation préscolaire n’est pas une éducation par l’instruction : c’est une éducation par l’habitude, qui conditionne socialement les façons d’agir, de sentir et de penser de l’enfant d’une façon déterminée. Poser la question de l’autonomisation à partir de l’idée d’éducation préscolaire, c’est ainsi se demander en quoi les habitudes primaires, la seconde nature, que favorisent les pratiques d’éducation préscolaires (le jeu, le dessin, la lecture d’album, etc.) préparent les enfants à devenir des individus autonomes.
3. Rendre compte de la transformation des pratiques à partir de la réflexivité des acteurs. Une hypothèse importante que nous souhaitons défendre dans ce travail est qu’il faut prendre en compte les idées et les discours que les éducateurs produisent sur leurs propres pratiques si l’on veut comprendre ce qu’ils font (c’est-à-dire en quoi consiste le savoir-faire qu’ils actualisent). Ce qui est important pour nous, c’est d’abord l’usage de ces discours. En général, un éducateur ne parle pas de ses pratiques à des fins simplement descriptives ou contemplatives, mais plutôt pour justifier ce qu’il fait ; pour rendre raison de ce qui, selon lui, donne de la pertinence à ses pratiques (par exemple en explicitant les fins et les moyens de son action) ; pour expliciter les normes implicites à ses pratiques pour répondre aux interpellations de ceux qui demandent « pourquoi fais-tu cela ? » ou « en quoi telle pratique est-elle éducative ? ». Pour la sociologie pragmatique, ce jeu qui consiste à demander et à donner des raisons est intéressant parce qu’il permet de mettre au jour les controverses qui peuvent exister entre les acteurs. Pour nous, philosophes pragmatistes, c’est plutôt la façon dont cette réflexivité conduit les acteurs à transformer rationnellement leurs pratiques qui attire notre attention. Car l’explicitation des normes implicites ne permet pas simplement de dévoiler les désaccords, elle permet aussi d’approfondir la conscience rationnelle qu’ont les acteurs de ce qu’ils font, ce qui leur donne les moyens de chercher comment ils peuvent changer leurs pratiques pour les améliorer. Prendre en compte la réflexivité des acteurs, c’est se donner les moyens de penser un savoir-faire qui est continuellement en train de se transformer.
4. La réflexivité des acteurs comme point de départ d’une histoire rationnelle de l’éducation. Jusqu’ici, le cadre pragmatiste que nous avons dressé n’a pas besoin de s’appuyer sur un autre auteur que Dewey : ce qui prime, pour l’instant, c’est, d’une part l’idée que le savoir-faire des éducateurs revêt une dimension expérimentale et, d’autre part, que les pratiques préscolaires permettent d’amener les enfants à contracter des habitudes qui leur permettront de s’intégrer dans une forme de vie individualiste. Nous proposons cependant ici d’intensifier ce pragmatisme en l’exposant à la lumière expressiviste qui rayonne de l’œuvre de Robert Brandom. Ici, il faut d’abord insister sur deux choses. (1) Décrire la transformation d’une pratique en termes d’amélioration, c’est affirmer l’existence d’une continuité normative entre la pratique ancienne qu’on abandonne et la nouvelle que l’on adopte : « faire mieux », c’est réorienter son action en réaffirmant, et même en renforçant, son engagement initial. Autrement dit, améliorer ses pratiques, c’est approfondir son engagement pratique dans des normes auxquelles on était déjà lié. (2) Si la réflexion sur les anciennes pratiques permet d’en faire émerger de nouvelles, celles-ci peuvent, à leur tour, faire l’objet de nouvelles réflexions pouvant déboucher sur de nouvelles améliorations. Ce qui se dessine ici, c’est la possibilité d’un processus cyclique prenant forme dans un va-et-vient entre la réflexion et la pratique. Ce cycle expérimental peut être, à son tour, décrit comme un processus de renforcement normatif – un renforcement qui va dans le sens d’une prise de conscience rationnelle toujours plus aigüe des normes implicites et d’un engagement pratique dans ces normes toujours plus fort. Ce qui décoiffe dans la philosophie de Brandom, c’est l’idée que ce renforcement normatif peut s’analyser à une échelle historique. Ici, la tâche du philosophe est de rendre explicite le renforcement normatif implicite au développement historique d’un savoir-faire. Ceci posé, il devient enfin possible d’énoncer l’hypothèse principale de notre travail : qu’il est possible de dégager, dans le développement historique des pratiques éducatives préscolaires modernes, un renforcement normatif du projet d’autonomisation des enfants. Ce que l’on propose ici, c’est une histoire de l’éducation à la Hegel, où l’on cherche à rendre compte d’une « raison dans l’histoire » – à ceci près, c’est là la dimension proprement brandomienne de la démarche, qu’il n’est pas question ici de considérer que la continuité rationnelle de cette histoire se trouve dans une dialectique spéculative, mais plutôt dans un tâtonnement expérimental porté par la réflexivité critique des acteurs.
5. Elias avec Brandom : enrichir le processus de civilisation. Nous proposons encore d’approfondir notre démarche en posant une nouvelle hypothèse : ce processus de renforcement normatif que nous tirons de Brandom permet d’enrichir le modèle que Norbert Elias décrit en termes de « processus de civilisation ». Chez Elias, ce processus est construit à partir du cycle des adaptations réciproques des individus et de la société : quand la société change, les individus changent, et, quand les individus changent, la société change. La proposition d’Elias, c’est qu’en analysant l’histoire de l’occident entre le 17e et le 19e siècle avec ce modèle, il est possible de rendre compte d’un développement cohérent prenant, du côté de la société, la forme d’une sociogenèse de l’État (comme forme sociale liée à la centralisation du pouvoir) et, du côté de l’individu, de la psychogenèse des acteurs en tant qu’individus intériorisant les normes sociales sous forme d’autocontrainte. Ce qui nous intéresse dans ces analyses, c’est bien sûr la façon dont elles contribuent à la compréhension de la construction sociohistorique d’une « société d’individus ». La limite qu’on lui trouve, c’est qu’elle ne permet pas de rendre compte de la place qu’occupe la réflexivité des acteurs dans le développement de la modernité. En nous appuyant sur les travaux de Pablo Blitstein et Cyril Lemieux, nous défendons ici une définition enrichie de la modernité comme forme de vie où la société est réfléchie par ses propres membres. Une société moderne, ce n’est pas qu’une société individualiste, c’est aussi une société que les acteurs cherchent à moderniser (c’est-à-dire, pour faire court, à améliorer) de l’intérieur. Le pari de notre travail, c’est qu’avec Brandom, il devient possible d’historiciser cette réflexivité pour enrichir le processus de civilisation d’Elias. Ce processus de civilisation enrichi comporterait donc trois dimensions : la sociogenèse et la psychogenèse qu’Elias décrivait déjà, et la modernisation (pour préciser un peu plus, ce qu’on appelle ici modernisation est un processus qui concerne la façon dont la réflexivité des acteurs tend à prendre la forme d’une conscience sociale – qui n’est, au fond, rien de plus que la prise de conscience de l’interdépendance de la sociogenèse et de la psychogenèse – propre à nourrir l’aspiration à orienter intentionnellement le devenir de la société). Si ces considérations nous intéressent ici, c’est parce que les éducateurs qui réfléchissent sur le préscolaire qu’on analysera se présentent eux-mêmes comme des agents modernisateurs : pour chacun d’entre eux, améliorer l’éducation, c’est améliorer la société. Dans ce cadre, s’interroger sur les moyens de réformer les pratiques éducatives, c’est s’interroger sur les possibilités d’intervenir sur la psychogenèse pour orienter la sociogenèse. S’interroger sur l’éducation moderne de cette façon, c’est donc se demander comment la réflexivité modernisatrice des acteurs (et le projet d’autonomisation qu’elle porte) s’efforce d’interagir avec les autres dimensions du processus de civilisation.
6. L’espace des raisons des modernes. Puisant une partie de ses outils dans les propositions de la sociologie pragmatique, nous écrirons notre histoire rationnelle de l’éducation en nous efforçant de rendre compte des différentes controverses idéologiques pouvant partager les acteurs sur les questions d’éducation préscolaires. On rendra donc compte de la manière dont les socialistes, les libéraux et les nationalistes se positionnent sur ces questions. Approchant philosophiquement cette dimension, nous proposons ici de réfléchir au type d’espace discursif dans lequel ces controverses idéologiques deviennent possibles. Cela nous amène à faire une dernière hypothèse : le processus de modernisation, c’est-à-dire le développement de la réflexivité des acteurs comme conscience sociale, ne concerne pas une réflexivité univoque idéologiquement, mais un cadre global dans lequel des controverses idéologiques entre les acteurs peuvent avoir lieu. C’est notamment pour analyser cette dimension que l’on proposera de relire l’Emile de Rousseau comme un texte initiateur du processus de modernisation (en tout cas, en ce qui concerne les questions d’éducation). Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’Emile sert de point de départ à des propositions sur l’éducation fort différentes idéologiquement : la lecture de Rousseau n’est pas moins déterminante chez un libéral comme Pestalozzi que chez un nationaliste comme Arndt – et, bien que cette influence soit moins nette, il est clair que les propositions de l’Emile ont influencé les propositions d’éducateurs socialistes comme Owen ou Fourier. On ne se demandera donc pas si Rousseau est un précurseur du socialisme, du libéralisme ou du nationalisme. On s’interrogera plutôt sur la façon dont il contribue à l’édification d’un espace discursif nouveau dans lequel ces positions idéologiques peuvent s’exprimer et s’opposer.
7. Intention générale. En reprenant tout cela, on peut considérer que la question générale que nous posons ici est la suivante : dans quelle mesure la réflexivité des éducateurs contribue-t-elle au renforcement normatif du projet d’autonomisation implicite à l’histoire des pratiques préscolaire ? Notre ambition n’est pas tant de donner une réponse définitive à cette question qu’à montrer qu’elle mérite d’être posée, notamment parce qu’elle permet de définir une façon d’intégrer la philosophie dans le projet général des sciences sociales (à savoir, contribuer à l’approfondissement de la réflexivité sociale de son temps) tout en en conservant l’intégrité (comme discipline qui s’efforce de réfléchir rationnellement l’activité rationnelle quand elle cherche à penser les normes). De la sorte, l’histoire des pratiques préscolaires que l’on propose ici ne prétend pas être exhaustive ou définitive. À ce niveau, on s’attend à ce qu’elle soit critiquée, révisée, corrigée, affinée et enrichie par les chercheurs des sciences sociales. À notre niveau, nous voulons avant tout que cette histoire soit représentative de la démarche qui consiste à faire une histoire de l’éducation à la Elias qui prenne en compte la réflexivité sociale des acteurs.