Marie Pape-Carpantier. La question des femmes

Série de 7 articles publiés entre 1862 et 1863 dans L’économiste français, les deux premiers sont reproduits ici.

[L’économiste français, n°22, lundi 10 novembre 1862]

[299] La question des femmes

I

On parle des femmes depuis le commencement du monde ; mais depuis quelques années on s’en occupe plus que jamais, et à de nouveaux points de vue. Il n’y a plus de chevaliers et nous avouons n’en pas sentir beaucoup de regret ; mais il y a encore, et plus peut-être qu’au moyen-âge, des hommes de cœur et d’intelligence, des moralistes, des économistes, des industriels qui ont repris la cause en sous-œuvre, et qui sont très-capables de l’instruire et de la mener à bien. Cette question n’est donc plus un procès de chevalerie ; c’est une affaire beaucoup plus sérieuse et plus féconde, c’est une question de justice et bien être, intéressant la société et l’humanité.

Autrefois, on appelait une moitié du genre humain : la femme, et sous cette dénomination on comprenait un être inférieur et presque fatal à l’homme ; un être dangereux, imprudent, sans consistance, une incitation au mal plutôt qu’au bien, etc.

De cette opinion découla naturellement un grand mépris pour la femme. On l’acheta à prix d’argent, comme une nécessaire domestique, etc., etc. Alors, de cette mauvaise réputation qui lui était faite, découlèrent naturellement aussi chez la femme l’ignorance, la coquetterie, la duplicité, et à l’occasion le vice et le crime, ni plus ni moins que si elle eût été homme.

Aujourd’hui, on dit plus généralement les femmes, et nous croyons que ce léger changement dans les mots provient d’une grande modification dans les idées. Les femmes signifient aujourd’hui la partie la plus intime de notre famille : notre mère, notre sœur, notre femme, la mère de nos enfants. C’est aussi notre associée de ménage et d’intérêt, souvent notre caissière, notre surveillance d’atelier. Quelquefois même, c’est la fondatrice ou la directrice en chef de l’industrie qui alimente la famille. C’est enfin, par droit de naissance et grâce divine, la première institutrice du genre humain.

Et à mesure que les femmes, entrées par la force des choses dans ces différentes fonctions, s’en sont montrées dignes, l’antique opinion s’est insensiblement effacée devant cette opinion nouvelle, que toute femme pourrait bien, si elle était formée et instruite en conséquence, devenir un jour capable de remplir le programme de son Créateur : Être réellement la compagne de l‘homme ; – non simplement femme de sauvage ou de bandit, mais compagne de l’artiste comme de l’agriculteur, du savant et du législateur comme de l’artisan et de l’industriel ; en un mot, de l’homme policé, social et religieux.

Une fois ce rayon de soleil entré dans les idées, on se mit à l’examiner : on s’en parlera les uns aux autres ; bientôt la préoccupation gagna de proche en proche, et la question des femmes se trouva posée en France, en Angleterre, en Belgique, dans les pays les plus civilisés et dans les esprits les plus éclairés de l’Europe.

Qu’on l’examine donc cette grande question ; qu’on la discute, s’il se peut, en dehors de tout préjugés, de toute prévention pour ou contre, sans rancune et sans passion. Qu’on la regarde de haut, de près surtout, et nous l’espérons, elle sera bientôt aussi claire que le jour.

II

En admettant les femmes comme membres titulaires dans la raison sociale de la civilisation, on peut se demander quelles aptitudes elles apportent à l’association ; quelles facultés elles ont à faire valoir pour le bénéfice commun, et, par conséquent, quelles fonctions peuvent être naturellement leur partage.

Il en est trois essentielles que personne ne songera à leur contester :

               Ménagère,

               Institutrice,

               Ame et bon génie du foyer domestique.

Ces trois fonctions sont dévolues aux femmes par la nature elle-même ; et si la pauvreté les en prive quelquefois, la fortune ne les en dispense jamais. Quelque richesse que possède une maison, le manque d’ordre chez l’épouse y aura bientôt amené la ruine. Quelque parfais professeurs qu’une femme puisse donner à ses enfants, le plus fécond et le plus pur de l’éducation leur manquera si leur mère leur manque. Enfin, quelque multitude de plaisirs et même d’affections que le mari puisse trouver hors de son toit, sa vie sera morne, décolorée, répréhensible peut-être, s’il ne peut trouver en sa femme tous les bonheurs, toutes les suavités de l’âme et de l’esprit.

Donc, la fonction des femmes avant toute autre fonction, leur gloire avant toute autre gloire, c’est d’être appelées à remplir cette triple mission du bien-être, de l’éducation et de l’amour :

               Être ménagères,

               institutrices,

               bon génie de la maison.

Et sans doute, si le monde était ce que l’on conçoit qu’il pourrait être, les femmes n’auraient aucun autre devoir à y remplir que ceux-là. Toutes leurs aptitudes diverses, la délicatesse de leur intelligence, comme l’habileté de leurs doigts, chercheraient et trouveraient leur emploi dans l’accomplissement toujours parfait et plus charmant de leur angélique destinée :

« Les femmes, nous disait il y a peu de jours un haut fonctionnaire du gouvernent, les femmes ne devraient avoir aucune profession lucrative. Leur seul rôle en ce monde, c’est d’être heureuses et bonnes, et de nous rendre bons et heureux. Cela viendra. »

Nous en accueillons l’espérance ; mais il s’en faut que nous soyons là. Et jusqu’au temps où la marche des progrès de toutes sortes aura réalisé pour les femmes cet idéal d’un esprit plein de bonté et d’élévation, elles auront, hélas ! à subir leur part de la lutte dans un monde où la concurrence est [300] partout ; leur part du labour dans un champ qui ne produit qu’à regret le pain quotidien ; leur part de douleur dans un monde où l’enfant lui-même souffre !

Le présent n’est donc point l’idéal, pas plus pour les hommes que pour les femmes, et ce serait à grand tort qu’elles penseraient avoir quelque chose à leur envier. On croit les hommes plus libres ; mais il n’y a de vraie liberté que dans le bien. On les croit plus forts ; mais les machines sont mille fois plus fortes qu’eux. Sont-ils plus heureux ? Que l’on y réfléchisse ; qu’on examine leur existence dans l’ensemble, physiquement et moralement, et que l’on se demande s’il est une femme sérieuse qui voulut sincèrement échanger son pauvre lot, tel qu’il semble, contre le leur, tel qu’il est. Assurément, ce ne serait pas celle qui écrit ces lignes ! Non, non, ce monde n’est idéal pour personne ; l’Idéal, ce paradis de l’idée, où règnent dans ne harmonie divine le bien et la liberté ; où les créatures de Dieu, délivrées de tout mal, peuvent suivre sans contrainte, sans obstacle intérieur ou extérieur, leur vocation native, et accomplir exactement leur destinée. Les femmes, puisqu’il s’agit d’elles ici, subissent énormément , parce qu’elles sont très flexibles, la perturbation commune, et elles sont presque toutes jetées hors de leur voie.

Riches, sont-elles pour cela exemptes des vicissitudes de la vie ? Qu’on les interrogent, elles vous diront que « la nécessité de se faire servir est pour elles un tourment de toutes les heures : on les voies, on leur ment, on ouvre nuitamment la porte de leur demeure, on démoralise leurs petits enfants, on trouble parfois la paix conjugale… » Elles le savent. Elles se disent que si cela n’est pas encore, cela peut arriver au premier jour. La douce confiance leur manque, la mépris resserre l’âme, et l’inquiétude leur sert d’oreiller. Femmes du monde, hélas ! que de puérilités, que de chagrins ridicules et dévorants leur sont causés par un objet de toilette, par un mot jaloux, par un coup d’œil railleur, par mille autres choses que nous évitons de citer…

Et en elles-mêmes, quel vide affreux, que ne remplissent ni le monde, ni la famille, ni même les chers petits enfants !

Vide qui ronge la santé en pleine jeunesse, la beauté en pleine fleur, et si coupable qu’au milieu de toutes les conditions possibles du bonheur, le bonheur refuse d’entrer !

Ce vide, ce vice, ce malheur, on ne l’a pas encore nommé : nous le nommerons à son heure.

Pauvres, est-il besoin de dire quelle multitude de maux et de misères les femmes ont à subir ? Dans leur vie morale, dans leur vie physique, est-il possible d’être plus accablées, plus délaissées ! On a écrit quelques livres sur les femmes, mais plusieurs de ces ouvrages ont été faits d’après d’autres livres, très peu l’on été de nature. On a fouillé le passé, une poussière morte ; a-t-on touché le présent, une chair vivante ? On a étudié les lois, les institutions ; a-t-on visité les mansardes et les bouges ? On a pensé et parlé pour les femmes pauvres ; les a-t-on fait penser et parler elles-mêmes ?

Voilà ce qu’il faudrait faire, car les plus excellentes théories philosophiques et économiques n’ont de sanction que dans la réalité et la pratique des choses.

C’est à ce point de vue que nous tâcherons de nous placer pour dire sincèrement notre mot dans cette grande et brûlante question : La question des femmes.

[L’économiste français, n°24, mercredi 10 décembre 1862]

[335] II. Les femmes qui gagnent leur vie

Dans le plan de la nature, qui est l’expression de la volonté divine, trois fonctions essentielles, avons-nous dit, sont le partage des femmes : l’administration domestique, – l’éducation, – Le bonheur du foyer.

Mais où se trouve-t-elle la réalisation de ce plan divin ? Dans le passé ou dans l’avenir ? Si c’est dans le passé, les duretés de la vie, les violences du besoin, l’ont depuis longtemps mise en pièces. Si c’est dans l’avenir, elle semble si lointaine encore qu’il faut se recueillir dans les lumières de son âme pour en saisir les linéaments. Quant au présent, regardez autour de vous. N’est-ce pas sur un tout autre plan que marchent les choses ? Sur un plan artificiel, incohérent, plein de faux calculs, d’expédients, de mesures précaires, de lacune déplorable : sur le plan de l’aveugle nécessité !

Il s’agit bien, vraiment, pour la grande majorité des femmes, de rechercher leur destinée providentielle ! d’étudier leur vocation ! d’interroger lerus aptitudes ! de savoir si Dieu les a créees en effet pour « être heureuses et bonnes et rendre les hommes bons et heureux ! » Les filles d’Israël, captives à Babylone, pouvaient pleurer leur patrie et chanter leurs plaintes sur le bord des fleuves ; mais malheur à la femme moderne qui s’arrêterait dans les chemins poudreux de ce monde pour regretter ses destins antiques ou rêver à ses destins futurs ! La nécessité la suit dans sa route ; elle marche sur les talons ; elle la presse ; elle lui crie : « Gagne ton pain ! »

Aux Etats-Unis, dit-on, les femmes ne travaillent pas. Alors comment font-elle ? Leurs maris gagnent donc toujours suffisamment pour les besoins de la famille ? ils ne sont donc jamais ni débauchés, ni malades ? Le travail donne donc toujours ? et leur salaire est donc toujours proportionné aux besoins de leur famille ? Les femmes américaines ne sont donc jamais célibataires, ni veuves ? L’Europe, en ce cas, est bien moins heureuse que cette fabrique d’esclaves, car chez nous les femmes sans fortune sont trop souvent dans l’une ou l’autre de ces positions. Si elles sont mariées elles ont des enfants ; la famille se compose de trois à douze ou quinze personnes. Le mari, à lui seul, ne peut gagner pour tant de bouches à nourrir, tant de membres à vêtir. Allons, mère ! laisse-là tes petits enfants, et viens travailler côte à côte avec le père pour les sustenter. Leur pauvre âme en souffrira, sans doute, mais elle souffrira discrètement. Les besoins de l’âme sont invisibles et muets ; mais le corps réclame avec énergie et à grand bruit ! On voit les yeux pleurer de froid. L’estomac crie la faim ! Quelle mère pourrait résister ? Et voilà la femme des champs tirant la charrue dans les brumes de l’hiver, fauchant le blé sous les ardeurs du soleil. La femme des villes, assise devant une table, clouée devant un métier, du matin à minuit, travaillant comme une forcenée, [336] l’esprit absorbé, anéanti dans sa tâche, et tout son être rivalisant avec la machine pour la régularité de l’œuvre, la rapidité de l’exécution ; hélas ! et l’affaissement de l’intelligence !

N’y eût-il pas d’enfants, si le mari est malade ou débauché, s’il chôme d’ouvrage, il faut encore que la femme travaille, non-seulement pour elle , mais aussi lui aussi.

Et si elle est veuve, qui nourrira les enfants ?

Et si elle est célibataire, qui la nourrira elle-même ?

Et si elle a sur les bras ses vieux parents infirmes, les orphelins de sa sœur, ou ceux de son frère, qui les nourrira tous ?

En ces cas, l’existence des femmes ne sont pas inventés pour le besoin d’une cause ; ils sont multipliés sous nos yeux, chacun de nous les voit, les connaît, les touche du doigt. Et pourtant l’on dispute le travail aux femmes ! on le leur marchande, on le leur paie au rabais, on a même été, dans ces derniers temps, jusqu’à leur en dénier le droit ! Le droit de manger et de se vêtir parce qu’on est femme !

Mais alors, si l’on érige le travail en privilège, que l’on érige donc le vol en vertu, ou que l’on ait le courage de décréter en masse la condamnation à mort des femmes pauvres !

Cruelle nécessité que celle de vivre ! bien cruelle dans ses effets comme dans ces moyens. Effet ou moyen, le premier de tous est de supprimer les sexes. Devant elle il n’y a plus d’hommes ni de femmes, il y a des outils.

Ainsi, hommes et femmes indistinctement balayent les rues, enlèvent les immondices, ramassent les chiffons ; hommes et femmes sont garde-barrières dans les chemins de fer, coiffeurs, couturiers dans les boutiques, commis de magasins, comptables, professeurs. Comme les hommes enfin les femmes font le mieux quelles peuvent, argent de l’industrie, de la science et des arts.

Et dans cette lutte de besoins, dans cette concurrence d’affamés, à quel signe reconnaît-on le mari de la femme, le fiancé de la fiancée, le frère de la sœur ? A un seul ! à la différence de salaire. Le travail des hommes est en honneur, il s’impose et se taxe ; le travail des femmes est déprécié, on le tolère, on ne l’accepte que parce qu’on le paie à volonté. Booz moissonne et Ruth glane. Osons dire en passant que la conclusion du poème antique, transfigurée, et remplacée par une haute institution, nous semble le seul dénouement possible du drame moderne.

Cette différence de salaire qui étonne les uns, scandalise les autres, préoccupe tout le monde. On essaie de l’expliquer en disant :

Que les femmes travaillent moins que les hommes ; mais si elles travaillent à leurs pièces elles sont seules à en souffrir et le fabriquant n’a à se compenser d’aucun préjudice !

Que leur travail est moins bon que celui des hommes ; alors pourquoi les emploieriez-vous ? Vendre un travail mal exécuté serait tromper l’acheteur, car ce n’est pas lui qui profite du boni que vous réalisez sur la main-d’œuvre.

Dira-t-on que les objets confectionnés par les femmes sont moins utiles et d’un usage moins général ? Il faudrait oublier que ce sont elles qui confectionnent le linge, cet objet universel, indispensable à la propreté, à la santé, à la bonne éducation ; et que les hommes confectionnent les bijoux, ce luxe exceptionnel de la fortune et de l’élégance.

Non, la vraie raison de l’inégalité des salaires n’est ni dans la quantité, ni dans la qualité du travail ; la preuve, c’est qu’il y a, ne fût-ce que par exception, des hommes très-maladroits et des femmes pleines de talents ; des ouvriers qui font à peine trois heures de bon travail sur douze, et des ouvrières qui trouvent le moyen d’en faire quinze, sans que pour cela leurs salaires respectifs varient d’un centime.

L’inégalité des salaires n’est pas davantage le résultat de cette bascule matérialiste et inintelligente qu’on appelle l’offre et la demande, car il y a évidemment beaucoup plus d’hommes à employer que de femmes.

Quelques personnes croient que les femmes sont moins payées parce qu’elles ont plus de besoins que les hommes. Double erreur : Les femmes ont plus de besoin que les hommes, parce qu’elles sont plus délicates, parce qu’elles sont sujettes à des vicissitudes de santé étrangères aux hommes, parce qu’elles vieillissent plus vite et sont plus exposées à toutes sortes d’infirmités. Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’elles savent souffrir sans se plaindre, à tel point que l’on s’y trompe et que l’on prend leur silence pour un satisfectit. – Et bien leur en prend d’être courageuses et patientes ! car si, prenant au mot l’opinion qui vient d’être cité, elles essayaient, (à crédit bien entendu et en supposant qu’elles en puisse trouver) de donner satisfaction à tous leurs besoins, seulement physiques, on les verrait bientôt, non pas mises en possession d’un salaire plus élevé, mais décriées et méprisées comme tous les gens couverts de dettes.

Nous croyons que la vraie cause de l’inégalité des salaires vient de plus loin, de plus haut, et qu’elle est toute morale. Du jour où les femmes se sont livrées, de gré ou de force, au travail rémunérateur, elles sont sorties de leur voie naturelle ; elles se sont déclassées, dépaysées, elles sont entrées sur les domaines de l’homme, non en conquérantes, mais en intruse.

L’esprit public ne se rend pas nettement compte de cette déviation ; mais il en éprouve, comme de tout ce qui est faux, une sorte de malaise, de souffrance vague, qui est comme une sourde protestation de la conscience comprimée sous le poids écrasant du fait ; et la nature répugne à la douleur ; et d’instinct elle est mal disposée pour l’objet, innocent ou coupable, qui la lui cause. Moins la nature est élevée, plus cet effet devient sensible : ne voit-on pas parmi les animaux de véritables coalitions contre ceux de leurs pareils qui se trouvent estropiés ou malades ? Ils les frappent à coups de bec, d’ongles ou de pied jusqu’à ce que mort s’en suive.

Ce n’est que lorsque la nature, cultivée par l’éducation, fortifiée par la foi religieuse, est parvenue à un degré élevé de bonté et de lumière, qu’elle discerne le malheur et le répare dans l’effusion d’une active sympathie.

Malheureusement l’esprit public n’est pas encore parvenu à ce degré de justice distributive ; de là vient la défaveur qui s’attache au travail des femmes. Préjugé ! dit-on. Un préjugé aussi général, aussi profondément enraciné, reproduit sous tant de formes, et que l’on sent si inattaquable par les moyens ordinaires de l’économie politique, ce préjugé là vient d’une grande source ; c’est plus qu’un préjugé, c’est une révélation !

L’assimilation industrielle des femmes aux hommes a pris une telle extension depuis un quart de siècle, que chacun aujourd’hui en est frappé, et se demande, avec une inquiétude de bon augure, où elle s’arrêtera. Il y a dans cette question une double pensée, l’une de fait, l’autre de droit. Aujourd’hui la question de droit puisque nous sommes dans le domaine des faits. A quelle limite s’arrêtera donc cette immixtion des femmes dans le travail lucratif concurremment avec les hommes ?

On peut en être bien sûr assuré, elle ne s’arrêtera qu’aux limites [337] du besoin matériel de vivre. Dieu, sans doute, a donné aux âmes, aux esprits, aux aptitudes, deux sexes comme aux corps ; mais la vie est si affairée, si besogneuse, qu’on n’a pas encore eu le temps de s’en apercevoir, et la société paie cette  distraction plus cher qu’elle ne pense. Elle ressemble à un agriculteur ignorant qui aurait jeté le froment avec le raisin dans le pressoir : que peut-il sortir de cet inconcevable mélange ? Sans doute quelque boisson bien désagréable au goût, bien de farine qui nourrit ! Adieu l’arôme parfumé qui réchauffe ! L’agriculteur insensé n’aura ni pain ni vin, mais il aura la confusion de son désordre et la misère de son ignorance !

Le pressoir c’est la nécessité de vivre qui foule, écrase et mélange horriblement tout ce qui se trouve placé sous sa vis brutale. Ne voit-on pas des milliers de femmes qui succombent sous le poids des fardeaux, tandis que des hommes confectionnent des fleurs ! Si l’on ne veut pas que les femmes occupent une place dans le pressoir à côté des hommes, eh bien, qu’on ait la charité et l’intelligence de les en retirer. Elles ne se plaindront pas ! Oh Dieu ! comme les malheureuses béniraient la main qui, les arrachant à cette étreinte, les ramènerait à leur foyer désert et leur dirait : Maintenant et à tout jamais, soyez femmes, soyez mères !

Nous croyons à ce jour de délivrance parce que nous croyons au triomphe de l’ordre et de la science sur le désordre et l’erreur. Mais nous craignons qu’il ne tarde encore assez à venir pour qu’on veuille bien ne pas troubler les femmes dans leur souffrance et leur abnégation présentes ; – pour qu’on veuille bien ne pas leur disputer des moyens d’existence qui sont pour elles un effort pénible, mais une indispensable ressource ; pour qu’on n’ajoute pas à leurs charges matérielles le poids de l’inimitié de leurs frères, de leurs pères, de leurs époux. Refuser à une femme un emploi qu’elle est capable de remplir, lui fermer une profession à laquelle elle est apte, la chasser d’un atelier où elle tient sa place avec honneur, ce serait commettre un crime, car ce serait condamner à mourir de faim la mère qui vous a nourri, et au déshonneur la sœur formée de votre sang. Lorsque Caïn, violent et jaloux, tuait son frère, il avait un homme devant lui. Tuer sa mère ou sa sœur, serait joindre la lâcheté à l’égoïsme, ce serait renchérir sur le crime de Caïn !