Marie Pape-Carpentier – « La République n’est pas une femme »

[L’Ami de l’Enfance, septembre 1870]

[179] AUX PETITS LECTEURS DE L’AMI DE L’ENFANCE

Chers enfants,

Vous ne recevrez ce 12e numéro de votre journal que bien longtemps après l’époque où, d’après la date qu’il porte, il aurait dû vous parvenir. Ce retard n’a pas été volontaire de notre part, c’est le malheur de notre patrie qui l’a causé ; et ce malheur, vous en avez entendu parler dans vos demeures : c’est la guerre.

La patrie, – et la patrie pour nous c’est la France, – est le pays qui nous a vus naître et grandir, dont nous respirons l’air bienfaisant, l’air natal ! le pays dont le sol nous porte, dont les champs nous nourrissent, dont les lois nous protègent, nous, notre famille et nos amis !

La patrie, c’est le pays où nous avons appris à parler et à jouer gaiement sur les genoux ou dans les bras de notre mères ; où nous nous sommes instruits en grandissant, jour par jour ; où nous avons appris à travailler, à remplir nos devoirs d’enfants, et, plus tard, de pères, de mères, de citoyens ; le pays enfin, où nous avons entendu parler pour la première fois de la bonté de Dieu ; appris à aimer et à estimer nos semblables, et goûté le bonheur d’être nous-mêmes aimés et estimés par eux.

La patrie, c’est encore la terre dans le sein de laquelle ont été couchés les corps de ceux qui nous étaient chers, et qui sont morts, et près desquels nous espérons que nos corps reposeront aussi, quand notre âme sera remontée vers Dieu.

Eh bien, mes amis, depuis une année, cette chère France, notre patrie, est tombée dans un grand deuil. Il y a un peu lus d’un an aujourd’hui, le 19 juillet, l’empereur Napoléon III, qui était alors le maître de la France, a tout à coup déclaré la guerre au roi de Prusse. De grands combats ont commencé, et notre chère France a été vaincu !…

Beaucoup d’hommes, Français et Allemands, ont été tués dans cette guerre affreuse ; les uns en attaquant, les autres en se défendant. Des villes et des villages ont été incendiés. Des habitants paisibles ont péri ; des femmes et des petits enfants même sont morts par le canon, la fusillade, le feu, le sabre, le froid et la faim… Ah ! chers amis, chers enfants, quel malheur horrible, quel crime affreux que la guerre ! Dieu, malgré toute sa bonté, pourra-t-il jamais pardonner à ceux qui la déclarent ou le font naître ?

Car Dieu a dit dans son cinquième commandement : TU NE TUERAS POITN D’HOMMES, homicide point ne sera. Et la guerre est la désobéissance la plus monstrueuse à ce divin commandement.

De toutes les batailles auxquelles cette guerre a donné lieu, la plus meurtrière a été celle qui a été livrée près de la ville de Sedan, et qui a duré deux jours entiers, le 2 et le 3 septembre 1870.

Sedan est une ville du département des [180] Ardennes et chef-lieu d’arrondissement. Vous le trouverez facilement sur la carte en suivant la frontière de Belgique et du grand-duché de Luxembourg.

C’est à Sedan qu’est né, en 1611, un enfant qui devint un grand guerrier, et qui s’appela TURENNE.

Aujourd’hui, on fabrique dans cette ville de Sedan beaucoup de choses utiles à la vie des hommes : principalement du drap, des bas et des gilets de tricots ; du fer. C’est une ville industrielle et paisible, qui n’aime pas du tout les combats, et qui a laissé sans regret vieillir les fortifications dont elle est entourée, ainsi que toutes ses anciennes machines de guerre. Elle aime mieux le travail, la concorde, et elle a bien raison.

C’est pourtant là, à Sedan, que vinrent se réunir pour cette terrible bataille, les Allemands d’un côté, contre les Français de l’autre côté. Les Français, moins nombreux, moins bien conduits et moins bien armés, furent mis en pièces. Les Allemands en firent un tel carnage que le sang des hommes coulait par terre comme l’eau des ruisseaux !…

Ah ! certes, si l’âme de Turenne a pu voir tout ce qui s’est passé là, elle aura beaucoup souffert, car on a conduit cette cruelle bataille d’une manière complètement opposée à la manière qu’il avait coutume de suivre (1). Cette pauvre âme a dû être bien mortifiée aussi, car Turenne avait été presque toujours victorieux, et voilà que deux cent cinquante-neuf ans après sa mort, on amène l’armée française dans sa ville natale, comme tout exprès pour lui faire l’affront d’une défaite des plus honteuses qui se puisse voir pour les chefs de cette armée !

(1) Note pour les parents. – Turenne a établi en principes, qu’il fallait pour espérer vaincre : préparer ses plans longtemps à l’avance et mûrement, ne rien attendre du hasard, tout calculer, tout prévoir selon les lieux, l’armement des troupes ennemis, leurs habitudes de guerre, le caractère de leurs généraux. Ne jamais se laisser bloquer. Ne pas réunir toutes ses forces sur un même point, harceler l‘ennemi par de petits combats inattendus, ménager surtout la vie des hommes, etc., etc.

Quels sanglant démenti a été donné à ces principes !

C’est le cas de répéter la plus grande vérité de ce monde : c’est qu’il n’y a point de gloire durable que celle d’avoir fait le bien.

L’empereur Napoléon III, qui avait déclaré la guerre, était à cette bataille. Le roi de Prusse et son ministre Bismark, qui l’y avait poussé en dessous, était là aussi. Mais n’allez pas croire qu’ils prissent les uns ou les autres part au combat. Non, non. Ils faisaient battre les soldats, mais ils se gardaient bien de s’exposer eux-mêmes aux coups de canon.

Quand on apprit la défaite de l’armée française à Sedan, la consternation se répandit d’un bord de la France à l’autre. On ne voulut plus de cet empereur qui nous avait attiré ces désastres et plusieurs autres ; et, le 4 septembre, on proclama un autre gouvernement, le gouvernement de la République.

La République n’est pas une femme, comme pourraient vous le faire croire son nom et la forme de femme qu’on lui donne dans les tableaux et les statues. La République est simplement un gouvernement où les députés, choisis par les électeurs dans toute la France, et réunis dans une assemblée appelée ASSEMBLEE NATIONALE, gouvernent eux-mêmes le pays, sans qu’il y ait ni roi ni empereur à loger, nourrir et payer extraordinairement cher, sans compter toutes les dépenses inutiles qu’ils mettent à notre compte, et toutes les désolations dans lesquelles ils nous plongent selon leur caprice, ou quand ils se trompent.

Ce qui vient d’arriver ne nous l’a que trop fait voir.

Nous avons donc maintenant une Assemblée nationale composée de sept cents députés qui nous gouvernent. Peut-être le papa de quelques-uns d’entre vous est-il du nombre. Il est facile de comprendre qu’il doit se trouver plus de sagesse et de lumières dans une aussi grande réunion d’hommes, que dans la tête d’un homme seul, que cet homme soit devenu, n’importe comment, roi ou empereur. Voilà ce qui fait l’avantage des gouvernements républicains.

La Suisse est beaucoup moins grande et moins d’argent que l’Amérique ; mais elle n’est pas moins d’argent que l’Amérique ; mais elle n’est pas moins estimée et respectée du monde entier, parce que ce n’est pas la force et la richesse qui méritent le respect : c’est a justice, le droit, la raison ; et toutes ces vertus règnent dans le gouvernement de la Suisse.

Espérons, chers amis, qu’elles seront aussi notre partage à tous, gouvernements et gouvernés. Efforcez-vous de devenir justes et raisonnables, vertueux. Devenez, surtout, bons, comme les habitants de la Suisse l’on été pour ceux de nos pauvres soldats qui, repoussés par les Allemands, sont entrés sur leur territoire, blessés, mourant de faim et de froid, brisés de douleur, et y ont trouvé l’hospitalité la plus généreuse et la plus fraternelle.

Prions Dieu qu’il donne à nos députés l’intelligence de leurs devoirs ; qu’il éclaire leurs consciences, qu’il leur donne la bonté et la justice pour tous leurs frères sans exception.

Prions-le enfin, chers enfants, qu’il [181] éloigne pour toujours de notre chère patrie, ces quatre fléaux de l’humanité : l’égoïsme, la violence, l’esprit de ruse, et l’amour des conquêtes.