Pauline Kergomard – L’éducation des filles dans une démocratie

[La Fronde, 7 décembre 1899]

L’éducation des filles dans une démocratie

La conférence que j’ai faite dimanche dans le préau d’une école de la rue de l’Ouest à Plaisance, et dont Mme Marie-Louise Néron a donné, dans La Fronde, un bienveillant compte-rendu, m’a été suggérée par les articles de Mme Pognon et de Mme Louise Debor : j’avais l’intention d’en donner, au moins, la charpente à nos lectrices ; l’article intitulé : les Ecoles pratiques de fille, publié dans la Fronde du 5 décembre et signé : « Une amie des écoles pratiques de fille », m’a tout à fait décidée.

Pour que mon plan soit bien compris, et je ne donnerai ici que mon plan, je dois, d’abord, faire ma profession de foi en matière féministe. Cette profession de foi me fera, peut-être, ranger parmi les féministes-féminines… mais je n’y vois aucun inconvénient.

Mon féminisme est irréductible, quant au droit, c’est-à-dire que je ne pense pas qu’un seul des droits, accordés à l’homme par la loi, ne doive être accordé à la femme.

Partant de ce principe, et d’un second : l’égalité intellectuelle et morale des enfants des deux sexes, égalité dont la preuve se fait tous les jours dans les familles, dans les écoles mixtes des communes rurales, dans les examens du certificat d’études primaires, et dans les examens supérieurs auxquels les femmes se présentent aujourd’hui, je pense que, non seulement une même instruction doit être donnée aux enfants des deux sexes, mais que le mieux serait encore de la leur donner en commun, jusqu’à douze ans au moins dans les écoles primaires. Treize ans vaudrait mieux encore, vu la difficulté incontestable qu’ont les enfants de moins de dix ans à réfléchir, et à prendre des habitudes d’esprit. Ce n’est guère qu’entre dix et treize ans que le petit écolier s’assimile ce qu’il a appris.

Irréductible quant au droit, absolument convaincue de l’égalité intellectuelle et morale des garçons et des filles, je me mets en présence de la réalité des choses, or, rien n’est plus réel que la différence des sexes, et cette différence à des sexes a créé des devoirs spéciaux à l’un et à l’autre. Il y a peut-être des planètes où les choses ne se passent pas ainsi ; mais sur notre globe terraqué, les hommes sont pères, les femmes sont mères, et sous peine de l’extinction de la race humaine, les hommes continueront à être pères et les femmes à être mères.

Il est bien entendu que cette règle très générale, et qui embrasse la totalité des êtres humains, les laisse libre d’eux-mêmes, et que ceux qui ne veulent pas prendre part à la reproduction de l’espèce n’y seront jamais forcés ; mais justement, parce qu’ils sont libres, l’homme et la femme suivront la loi de la nature, et il n’y aura pas de religion philosophique ou sociale qui empêche l’homme d’être père, chargé des devoirs spéciaux de la paternité ; et la femme d’être mère avec les devoirs spéciaux de la maternité.

L’accomplissement du devoir paternel appellera l’homme au dehors ; celui du devoir maternel retiendra la femme au-dedans. C’est indiscutable.

Par conséquent, l’éducation pratique de l’homme devra l’orienter vers les devoirs de l’extérieur, tandis que l’éducation pratique de la femme devra l’orienter vers les devoirs de l’intérieur.

Est-ce que je suis assez claire ? Voici la même chose en d’autres termes :

Instruction générale identique pour les deux sexes ; instruction pratique différente. N’oublions pas d’ailleurs, que cela existe sur toute la ligne pour les garçons. L’école primaire donne à tous les garçons du peuple, le lycée donne à tous les garçons de la bourgeoisie une instruction primaire identique, ce qui n’empêche pas les uns de devenir serruriers, maçons, charpentiers, commerçants, etc. etc. selon leurs goûts, leurs aptitudes, leurs forces, es convenances de leur milieu, tandis que les autres et pour les mêmes raisons vont vers la médecine, le barreau, le professionat, etc.

La jeune fille ayant fait les mêmes études que son frère (études primaires ou étude mondaines) choisira, pour gagner sa vie, un métier ou une carrière qui lui permettra de modifier les devoirs humains que la nature lui a départis.

Mais ici encore il faut préciser, et même restreindre le champ ouvert à l’activité pratique féminine.

Il est évident qu’avant le mariage, aucun devoir spécial n’empêche la jeune fille de choisir un métier quelconque ou une carrière quelconque ; on peut même nous accorder qu’avant la naissance du premier enfant, il serait dans la plupart des cas, préférable qu’une occupation sérieuse l’arrachât à l’oisiveté, aux puérilités de la vie féminine sans intérêt précis ; mais dans le premier cas, il faudrait réfléchir aux conséquences économiques de la concurrence faite aux hommes pour les emplois dans l’administration, et par le travail dans l’industrie ; dans le second cas, il faudrait choisir, à bon escient, préserver la race dans la future mère, et sauvegarder la famille future, en donnant à la femme la possibilité de travailler, au besoin, chez elle. Or, la concurrence à outrance, vers laquelle un certain courant pousse les femmes, me paraît une grave faute économique : il n’y avait pas assez de travail pour les hommes (témoin les chômages de plus en plus nombreux), il y en aura fatalement de moins en moins. D’autre part, grâce à une iniquité inqualifiable, le travail des femmes étant moins payé, achemine vers la diminution des salaires. Enfin, la fabrique tue la santé des femmes en même temps que leur moralité : et , ne leur enseignant jamais qu’un des éléments du métier, les rend impropre à exercer le métier chez elles, le jour où leur présence devient nécessaire au logis.

Et ne croyez pas que j’ignore les difficultés, les impossibilités de la vie. En ce moment je pose des principes, des lois générales, que des milliers d’exceptions se chargeront hélas ! de modifier. Ces principes, les voici :

La femme à droit à une instruction identique à celle de l’homme parce qu’elle a les mêmes aptitudes que lui, elle a ce droit pour elle d’abord.

Elle l’a pour ne pas être forcée de se marier sans amour, ce qui est la pire des déchéances.

Elle a aussi ce droit parce qu’elle est destinée à être mère… oh ! j’y tiens ! et que pour faire l‘éducation de ceux qui, plus tard, seront des citoyens, des citoyennes, des pères et des mères, on ne saurait être trop cultivée.

Elle y a droit pour pouvoir aider son mari si le gain de celui-ci est insuffisant : pour suppléer momentanément son mari s’il est malade : pour le remplacer s’il meurt, ou s’il est lâche devant son devoir.

Mais je la supplie de choisir ce qui l’éloignera le moins de ses devoirs féminins : Pour moi, les enfants à la crèche, à l’école avant l’âge, trop tôt le matin, trop tard le soir, le foyer disloqué, c’est abominable ! Je veux, au contraire, que la démocratie ait l’honneur de restaurer le foyer.

Et c’est pour cela que je donne toute ma sympathie aux écoles pratiques, et que je serre la main à l‘« amie » de ces écoles comme à Mme Louise Debor.

J’insiste sur deux points :

1° Il faudrait que la femme mariée, avant de quitter son logis, inscrive sans se tromper elle-même en face de la somme qu’elle gagnera au dehors, le bilan d’un ménage privé de sa gérante naturelle. Si elle se fait suppléer, son gain est illusoire ; si personne ne la remplace, c’est l’abandon de tout.

2° Il faudra, pour retenir la femme au foyer que l’homme se décide à faire, dans le budget, la part de la femme qui remplit son devoir à l’intérieur. C’est pour elle une question de dignité morale ; C’est pour lui une question de justice.

J’ai exprimé pour la première fois, cette idée au congrès féministe de Bruxelles en août 1895. Il me semble qu’elle fait lentement son chemin.