Jules Ferry – « Morale théologique, morale positive, il faut choisir »
Publié pour la première fois en annexe de la monographie de Pierre Chevallier, La séparation de l’église et de l’école. Jules Ferry et Léon XIII, Fayard.
Fonds Public de Saint-Dié. Transcription après sténographie. Carton XXX. Dossier g.
DISCOURS DE JULES FERRY A LA CLÉMENTE AMITIÉ LE 5 AOÛT 1875.
Mes f. *. Je dois tout d’abord exprimer le regret que j’éprouve de faire une conférence sur un sujet pareil. Ce serait de ma part un peu prétentieux, je ne suis pas professeur de philosophie, je ne philosophe pas de mon métier. Je n’ai pas la prétention de faire une leçon ; je dois seulement vous faire une réponse à une question qui m’a été posée et à laquelle je dois pleine satisfaction.
On m’a fait l’honneur de me recevoir en même temps qu’un homme des plus illustres de notre temps, le savant philosophe ; Mr Littré. Vous savez la question qui m’a été faite et sur laquelle je ne peux donner que des explications très concises.
Ma pensée était d’exposer à ce sujet, si le temps me l’avait permis, de mon mieux et non pas comme venant de moi, mais comme je l’ai étudiée, la doctrine morale du positivisme, représentée ici par son chef le plus éminent. C’est sur cette question : Des Devoirs de l’homme envers ses semblables, que je me propose de donner quelques explications. C’est qu’en effet, sur cette question de la morale, des fondements de la morale, s’est élevé un très gros conflit dans ces temps-ci, un des conflits les plus graves entre la morale théologique et la morale positive, ou si vous voulez le conflit de la morale théologique et [de] la morale indépendante pour laquelle a lutté pendant si longtemps et avec une si grande supériorité intellectuelle notre regretté f… Massol. « Bravos ».
C’est une très grave question et qui importe au salut de la société contemporaine, et il n’en est pas de plus profondément agitée, et avec raison, dans les réunions de la maçonnerie.
Morale théologique, morale positive, il faut choisir. Le choix est à moitié imposé, il faut le dire tout d’abord par les circonstances elles-mêmes et par ce que nous voyons tous les jours. Il est certain que la morale théologique, celle qui a pour fin l’amour de Dieu, est profondément ébranlée, qu’elle perd du terrain, et que de cet ébranlement naît une grande inquiétude même pour les esprits les plus émancipés qui se préoccupent du maintien de la moralité.
La morale théologique, on peut le dire, même devant des catholiques, car il peut y en avoir ici, on peut le dire, en gens sincères, la morale théologique, quelques services qu’elle a peut-être rendus, est détruite à l’heure qu’il est; et pour deux raisons principales, la première c’est que la base lui manque, elle est fondée sur des dogmes qui ont perdu un terrain considérable dans l’esprit des masses. Je n’en citerai qu’un par exemple et je le citerai particulièrement à l’adresse de ces partisans de la morale théologique qui sont peut-être dans nos assemblées en plus grand nombre que les catholiques. Je veux parler des déistes. Et je leur dirai, le principe de la morale théologique c’est qu’il n’y a pas de morale sans sanction, sans des peines ou des récompenses dans ce monde ou du moins dans l’autre ; eh bien, en se plaçant dans la plus grande correction de l’école déiste, n’est-il pas évident que cette sanction s’est singulièrement affaiblie depuis le jour où une croyance de l’humanité reléguée parmi les fables a disparu des âmes. Je ne crois pas que parmi les chrétiens éclairés, les déistes sincères, il y en ait beaucoup qui aient conservé la vieille croyance à l’enfer, comme au moyen âge.
C’était une sanction sérieuse. C’était pour les coupables un châtiment énorme dont la pensée devait arrêter les élans de la passion la plus vive.
Nous ne la retrouvons plus dans les préceptes de la morale chrétienne, et les adeptes de la morale déiste n’ont pas besoin de cette sanction.
C’est là ce que j’appelle l’ébranlement de la morale théologique. C’est donc à ce premier point de vue une nécessité inéluctable de remplacer par autre chose cet ensemble de préceptes moraux que le bon sens et le progrès des lumières affaiblit de plus en plus tous les jours.
Mais il y a encore une raison plus grave, il y a une autre démonstration de l’insuffisance de cette morale théologique, fondée sur l’amour de Dieu. Elle ne répond plus aux besoins de la société actuelle. C’est que l’écart est de plus en plus profond entre cette morale théologique et celle de la société de nos jours. C’est un idéal tout à fait monastique, c’est une vie de moine, c’est un renoncement à la liberté et à l’amour de ses semblables. Comme idéal offert aux masses qui travaillent et qui sont la véritable force de la société, cela n’a pas de prise, cela ne répond à rien, cela ne touche ni l’esprit ni le cœur ; pouvez-vous parler à cette société de renoncer à la famille, à ce bien plus précieux que la vie, à la liberté sans laquelle la vie n’est rien. Evidemment non. Et comme pratique, qu’est-ce que la morale théologique a trouvé pour une société libre et laborieuse comme la nôtre? Que prêche-t-elle ? Une seule chose, la résignation, elle n’en sort pas et cette morale théologique qui a de nombreux et puissants organes dans notre société française se vante de résoudre par la résignation toutes les questions sociales. Je crois qu’elle n’y parvient guère, j’en crois les lamentations mêmes de ces partisans de la morale théologique du passé ; vous les entendez tous les jours s’écrier, se répandre en jérémiades. Hélas ! Le monde s’en va ! La moralité disparaît ; ces masses échappent aux vieilles doctrines, elles sont travaillées de pensées tout opposées. Eh bien ! Cela prouve qu’en effet le divorce est irréparable entre la morale théologique et la société moderne. Et à cet égard, le grand penseur, le maître illustre dont je suis l’humble et modeste disciple, Auguste Comte observe que cette doctrine de la résignation, l’unique doctrine du christianisme est fille d’une autre époque ; qu’elle correspond à un autre état de société que le nôtre, cette société qui appartenait au servage de la glèbe restait comprimée par les classes militaires qui possédaient les terres et les richesses ; à cette société, il était naturel de prêcher la résignation en retour d’une compensation dans un autre monde. Mais du moment que pour ces serfs de la glèbe, il y a des droits, du moment que la porte s’est ouverte devant eux, du moment que cette société a tendu vers l’égalité, alors cette doctrine ne s’adresse à personne. Nous ne nous étonnons plus de ces plaintes, elles sont fondées, cette doctrine en effet ne leur suffit plus. Elle est incompatible avec une société fondée sur l’égalité et sur la liberté.
Il faut chercher autre chose, et comme en définitive, il n’y a pas beaucoup de choix parmi les doctrines et que depuis des siècles la moralité sociale est fondée sur la doctrine que je viens de vous rappeler, il faut trouver autre chose. Vous comprenez en effet le danger d’attacher la société moderne à des dogmes vermoulus, c’est comme si vous attachiez un corps vivant à un cadavre, dans quelque temps tout serait corrompu, il ne resterait plus rien, et alors ceux-là pour qui la moralité est liée au dogme lui-même, ceux-là seraient justifiés, la moralité serait anéantie.
Heureusement cela n’est pas, et la société apporte à l’homme une faculté moralisatrice et c’est ici qu’intervient l’autre théorie, car il n’y en a que deux en présence. La théorie mitigée se fondant sur une approximation, sur une dilection, sur le déisme simple n’en diffère pas assez profondément pour qu’on ne dise pas qu’il n’y en a que deux. Celle-ci a trouvé son expression la plus complète dans Auguste Comte. Malheureusement la forme des oeuvres d’Auguste Comte est pénible, tourmentée, son langage est surchargé d’expressions dont lui seul avait la clé, aussi ce trésor reste inexploré et quand un homme d’un grand esprit et d’une grande science, Littré, y plonge sa science exquise, il répand une vive lumière sur le monde.
Mais d’autres peuvent y apprendre beaucoup et y puiser largement. Moi j’y ai pris ma théorie morale sociale et je vous assure que j’y ai conquis le plus grand bien que l’esprit humain peut rencontrer, la sérénité, la paix avec moi-même.
Je parle de moi ; mais il le faut bien, puisque je me confesse. Comme beaucoup d’entre vous, je suis né dans le catholicisme. J’ai beaucoup lutté pour en sortir, j’ai traversé bien des systèmes, bien des fantaisies de l’esprit humain; quand j’ai rencontré la doctrine positive, j’y suis resté, je m’y suis tenu et vraiment je puis dire que j’y resterai en matière de morale. Voici la théorie.
Ce qu’il y a de remarquable, c’est que Comte qui était un mathématicien, un grand savant non pas un poète, ni un idéaliste avait un si bon sentiment et une si profonde connaissance de la nature humaine qu’il avait compris que le principe de la morale ne pourrait pas se placer uniquement dans l’esprit, mais que c’était dans le cœur que réside le principe de la moralité, et il a posé ce qu’il appelait la prédominance du cœur sur l’esprit. Il voulait dire par là premièrement que dans la vie individuelle çe n’a jamais été dans l’esprit que vous retrouverez la règle de conduite.
Le nombre n’est pas grand de ceux qui puissent se vouer uniquement au culte de la vérité, peut-être en trouverez-vous un ou deux, mais ce sont des exceptions. Les meilleurs, les plus grands esprits pour être poussés dans la recherche de la vérité ont besoin d’un modèle, la gloire ou l’intérêt, mais la recherche pure de la vérité pour elle-même ne peut être la règle du plus grand nombre. Ce n’est donc pas là qu’est le principe de la moralité.
Il y a toujours une passion pour faire mouvoir l’humanité, et c’est là une observation très profonde en vérité dont il faut se convaincre quand on écrit sur la morale.
Comment voulez-vous que des êtres indépendants les uns des autres puissent se réunir dans un cadre social sur des conceptions de l’esprit, s’il n’y a pas un lien de sentiment qui les rapproche. Il y a bien la morale de l’intérêt, une prétendue conception de l’intelligence pure dans laquelle le cœur n’a rien à voir. Eh bien! non, cette morale n’est pas vraie, elle est au contraire une des plus dangereuses qui se puissent rencontrer. Oui, dans ce temple, il faut maudire cette morale de l’intérêt ; dans ce temps où les croyances s’ébranlent, ceux qui professent la morale de l’intérêt sont de véritables empoisonneurs. « applaudissements ».
Aussi Comte disait-il, que ce n’est que dans un des sentiments de l’organisation humaine, de l’âme humaine, qu’on peut placer la base de la morale. Il disait : certainement, il y a dans l’homme des penchants très divers des bons et des mauvais, tous au même titre, car l’homme est ainsi constitué qu’il a des penchants égo !stes et qu’il a des penchants bienveillants qui le poussent à aimer les autres et à les aider, et il a démontré que ces penchants altruistes avaient leur siège comme toutes les autres facultés dans cette masse cérébrale où se trouvent des organes voués aux penchants bienveillants, à l’amour des autres, à la sociabilité.
Et cela réfute, vous le voyez, la doctrine de la grâce, du péché originel, le tout pour affirmer que l’homme est mauvais, que les penchants mauvais dominent sur les bons. A cette affirmation, la vraie philosophie répond non.
Les bons penchants, chez l’homme seul, ont, nous le reconnaissons, moins d’énergie que les sentiments égoïstes. Mais voici l’observation lumineuse que le philosophe ajoute : l’homme ne peut pas ne pas vivre en société, il se trouve par là même placé dans de telles conditions que les penchants bienveillants sont favorisés par le fonctionnement même de la société, et toutes les relations sociales aboutissent à développer ces bons sentiments au détriment des autres. Il faut bien porter son attention sur cette observation. Oui, il y a une très grande énergie dans les instincts personnels, ils ont besoin d’être combattus, il faut lutter contre eux avec une force supérieure que l’on trouve dans la vie sociale elle-même et qui par une réaction décisive ramène les penchants égoïstes en arrière et donne la primauté aux penchants bienveillants ; et c’est la leçon qui ressort du tableau de la société elle-même.
Qu’est-ce que le progrès social ? Pourquoi avons-nous le droit de dire qu’il y a un progrès incessant dans les sociétés, c’est qu’il n’a sa raison d’être que dans la prédominance des penchants altruistes sur les penchants égoïstes et c’est ce qui fait marcher sans cesse la société. « applaudissements ». L’homme n’est pas donc mauvais, ni déchu. Ce sont là des lieux communs de nos adversaires, ce sont d’éternelles calomnies contre notre société.
Voulez-vous la comparer au moyen âge dans l’ensemble des faits sociaux, ne voyez-vous pas qu’elle progresse sans cesse, sans que cette marche s’arrête un instant. La force, par exemple, la force brutale est-ce qu’elle est la maîtresse de notre société. Cette forme personnelle de la force brutale n’est pas neutralisée dans la société antique, la force était énorme. Les héros de l’humanité étaient des gens très forts qui faisaient la police. Aujourd’hui cette force brutale est réduite, cette force est devenue sociale, nul autre, que les gendarmes n’a le droit d’arrêter les brigands. La force brutale est réduite à ses extrêmes limites nous avons les tribunaux pour remplacer les Hercules.
Il y avait encore la richesse qui était une cause d’inégalité, mais comparez notre époque aux temps qui l’ont précédée et à un moment qui n’est pas bien loin de nous, la richesse donnait le pouvoir, conférait le droit de vote. Tout cela a disparu.
Quelle est la plus difficile à réduire des inégalités naturelles? N’est-ce pas l’ignorance ? A quoi cette société s’occupe-t-elle, même le parti réactionnaire ? Ce qu’elle poursuit, c’est le problème de la réduction de l’ignorance. Vous le voyez donc, le progrès dans la société réside dans la force toujours croissante des penchants bienveillants et dans la réduction de l’égoïsme. (Très bien, Très bien).
Mais on nous dit : prenez garde. Ces progrès de la moralité publique que vous avez raison de signaler, craignez qu’ils ne soient liés au dogme à côté duquel ils ont vécu. C’est un argument très familier dans les chaires chrétiennes, cette moralité est l’œuvre des doctrines dont elle veut s’émanciper. Je pourrais démontrer si je ne craignais de trop fatiguer votre attention, que ce ne sont pas les dogmes qui ont soutenu la morale, mais tout au contraire la morale qui a fait que les dogmes se sont maintenus. (Bravos prolongés).
La preuve, c’est le Bouddhisme, cette religion qui a vingt-trois siècles d’existence est elle-même un renouvellement d’une religion plus ancienne le brahmanisme. Cette religion encore si vivace, ce bouddhisme a une morale des principes, un idéal véritablement pour le moins aussi pur, aussi exquis que l’idéal chrétien le plus exigeant et le plus raffiné. Cette morale, qu’on l’étudie dans la pratique et l’on verra qu’elle est aussi pure que la morale chrétienne. Elle se confond avec elle et cela est tellement étonnant que lorsqu’on s’en avisa, les catholiques dirent que c’était une secte chrétienne qui était allée s’installer dans les Indes, mais malheureusement pour eux, cette religion a pris naissance cinq siècles avant le Christ. De plus, dans la morale chrétienne, ses préceptes se retrouvent à un moindre degré, car dans la morale bouddhiste, on étend la charité jusqu’aux animaux et aux plantes. Cela prouve qu’une morale fondée sur la pratique la plus exigeante, la morale du dévouement par excellence, peut exister avec des dogmes qui ne ressemblent en rien aux dogmes chrétiens. Dans le Bouddhisme il n’y a pas de peines ni de récompenses. Vous le voyez, c’est une moralité qui se tient debout toute seule. Cela est décisif, entre les dogmes et la conduite de l’homme, il n’y a aucun rapport. Nous qui sommes les tenants de la morale positive, à ceux qui nous demandent, où est-elle cette morale, nous disons : la voici, c’est démontré par les faits, elle est pratiquée par deux cents millions d’hommes et depuis vingt-trois siècles.
J’affirme donc que le développement de la sociabilité est indépendante des dogmes, de la croyance qu’on peut avoir sur les choses, sur l’autre vie, sur l’être suprême, c’est une faculté immanente, inhérente à l’espèce humaine, à l’organisation humaine. Mais cette faculté, son développement n’est point indépendant de la science sociale, il importe beaucoup que l’homme se connaisse lui-même dans son passé! dans son histoire et pour que la sociabilité cette faculté moralisatrice inhérente à l’homme arrive à son développement, il faut que cette conception soit connue.
Lorsqu’on parle de sociabilité, on entend communément cet instinct matériel qui fait que lorsqu’on voit quelqu’un se noyer par exemple, on se jette à son secours. Nous philosophes, nous devons chercher, nous devons parler d’une autre sociabilité arrivée à un état scientifique reposant sur une connaissance complète et sur l’amour de l’humanité.
Cette conception est toute récente, et il est naturel qu’elle soit récente, l’amour de l’humanité suppose la connaissance de l’humanité. Dans l’antiquité on ne pouvait pas avoir la connaissance de l’humanité. La société ancienne offrait un spectacle tel qu’on ne pouvait saisir un plan quelconque. C’était la violence, c’était la guerre. Quand vint le Christianisme, l’humanité avait fait un grand pas, elle était plus connue. Mais la doctrine du christianisme s’opposait essentiellement à une conception d’une humanité telle qu’on la comprend aujourd’hui.
Le christianisme avait bien dit aux hommes ; vous êtes frères, l’esclave même est votre frère, il y a identité entre vous, vous êtes tous enfants de Dieu, mais cette doctrine restreignait la portée de cette profession de foi très libérale, très généreuse au premier abord, car les hommes étaient divisés en réprouvés et en élus. Pour être élu, il fallait avoir cette grâce donnée par l’arbitraire, par le caprice. Cette doctrine était incompatible avec la conception de l’humanité elle-même. Mais maintenant nous avons la théorie de l’évolution de l’humanité. Nous savons à quelle place doivent être les sociétés barbares, nous voyons clair dans tout cela, l’humanité ne nous apparaît plus comme une race déchue de ses origines, condamnée à ne rien savoir que par la révélation. L’histoire de l’humanité pour nous est une constante ascension de la barbarie vers la civilisation, l’humanité marche sans cesse de victoire en victoire du sentiment bienveillant sur l’égoïsme, de la science sur l’ignorance, c’est la race des maîtres du monde qui le conquièrent par la force de leur volonté, par la vigueur de leur énergie, par l’étendue de leur savoir. « applaudissements ». Qu’ont-ils besoin de la Providence, cette notion même se transforme, la providence c’est l’humanité elle-même qui comprend par la science ce qu’il y a de stable dans les faits au milieu desquels elle vit, mais comprenant par où ces faits peuvent être modifiés ; de sorte que la science positive apprend à l’homme qu’il est à lui-même sa propre providence, qu’il est l’arbitre de sa destinée, elle lui mesure sa puissance sur lui-même. La science l’affranchit même de la crainte de la mort, elle lui apprend qu’il appartient à une race qui ne périt pas, et par conséquent, on peut avoir le dédain de la mort, on peut se contenter de vivre dans la mémoire de ses successeurs. « applaudissements ».
L’idéal de l’homme s’élève, se raffine, semble s’élargir, il a la foi dans la continuité, dans la perfectibilité de l’espèce humaine. Cet idéal-là supporte bien, je crois, la comparaison avec l’idéal catholique. Non seulement, il y a plus de vraie grandeur dans cet idéal que dans celui de l’antique religion, mais encore dans l’application, voyez quelle transformation heureuse et profonde. Nous parlons de devoirs et nous demandons quels sont les devoirs de l’homme envers ses semblables voici la réponse : les devoirs de l’homme envers l’humanité.
Ces devoirs, c’est de l’aimer, de la connaître, de la servir. Le premier devoir et la formule fondamentale, c’est d’appliquer dans tous les actes non pas le point de vue personnel, mais le point de vue social; et la conséquence, c’est que cette morale qui ne fait que naître, tend à substituer à la notion du droit la notion du devoir. Nous ne dirons plus dans cette morale de la société régénérée, droit de l’homme sur un autre homme, nous dirons devoir de l’homme envers l’homme, et nous remplaçons cette formule : droit du plus fort par celle-ci : le devoir du plus fort. « bravos ».
Je veux vous montrer comment cette morale positive transforme la notion de la propriété. Il y a deux manières diverses de la comprendre, d’abord le droit d’user et d’abuser, le droit entier qui ne doit de compte à personne et puis de l’autre côté le communisme qui traite la propriété comme injustifiable, et qui doit disparaître. Et bien, la vraie théorie de la sociabilité moderne s’approprie ce qu’il y a de légitime dans l’une et l’autre prétention. Elle dit d’une part : oui ; la propriété est justifiée par le point de vue social, parce qu’elle est le meilleur moyen de conserver et de transmettre le capital qui doit être un moyen de travailler au service de l’humanité.
Mais ce point de vue social qui vous justifie, vous contraint ; la propriété n’est pas en effet de droit absolu, elle n’existe pas uniquement pour la satisfaction de vos plaisirs ; vous l’avez comme un office social, comme une fonction, cette propriété vous impose des devoirs, et nos cœurs pour peu chauds et généreux qu’ils soient ne sont-ils pas d’accord avec la morale positive.
Je suis aussi partisan de la propriété que qui que ce soit et je crois que la théorie communiste est fausse, et cependant je ne puis arracher de mon cœur les sentiments d’inquiétude, le trouble que me cause le spectacle de la société. Ses inégalités sont si grandes, elles sont si manifestes, si peu explicables, au point de vue de la justice ; il est si peu naturel que moi, j’aie ce nrivilège, tandis que d’autres peut-être plus dignes que moi sont déshérités, il y a dans mon cœur comme une révolte secrète. Mais à ce sentiment correspond cette notion du devoir de la propriété, des devoirs, de la richesse, de l’aisance. Vous voyez tous les jours des pharisiens d’une sorte nouvelle s’écrier : que Dieu est bon, il ne m’a pas fait naître parmi ces misérables. La morale positive vous dit. Ce misérable a une lettre de change sur vous, il faut acquitter votre dette et c’est à ce prix seulement que ce privilège sera ainsi rendu justifié.
Ceci, mes f. . . me ramène naturellement à votre institution maçonnique, à la belle devise que vous avez adoptée, du moment que nous agitons cette conception de la moralité humaine. Cette idée de la maçonnerie est très grande, très remarquable parce qu’elle est très ancienne, conçue à cette époque éloignée, c’était une grande divination de l’avenir; par exemple votre principe de la tolérance veut dire qu’il y a des hommes qui se réunissent, qui sont émancipés puisqu’ils ne demandent pas à ceux qui entrent dans leur réunion compte de leurs croyances. Puis l’égalité dès le premier jour, elle est offerte à tous à ceux qui savent comme à ceux qui ne savent pas. Que d’efforts pour la faire triompher, ils luttent depuis ces temps où la société était faite d’aristocrates, ils luttent encore contre le sentiment aristocratique qui survit toujours.
On trouve enfin, pour finir en quelques mots, ce troisième terme, la charité, la fraternité ; cela veut dire qu’il y a un principe de fraternité qui peut se passer des dogmes… [deux ou trois mots omis].
Et voilà pourquoi, je suis heureux, je suis fier, je suis glorieux d’être maçon (applaudissements prolongés).