Salles d’asile et jardins d’enfants (2020)

Conducteur d’un exposé pour l’Atelier Histoire et sociologie de l’éducation et des institutions scolaires à l’EHESS le 9 janvier 2020

A. Situation de la première partie

1. Idée directrice : l’éducation préscolaire est un ensemble de pratiques de socialisation primaire des sociétés modernes. Cette proposition peut être clarifiée en indiquant deux de ses présupposés.

(a) L’éducation est un ensemble de pratiques sociales de socialisation. (Durkheim/Dewey)

(b) La modernité est un processus historique qui va dans le sens d’une autonomisation progressive des individus. (Elias/Brandom)

Objet de la thèse : comprendre la place de l’éducation dans ce processus d’autonomisation moderne, en considérant que revenir sur la construction historique et sociale des pratiques éducatives c’est rendre compte du processus de socialisation moderne comme un processus qui, lui aussi, dépend d’une construction sociohistorique.

Posé comme ça, le projet démarre comme un projet de sociologie historique, il faut encore expliciter un troisième présupposé pour saisir le philosophique ici :

(c) Les concepts théoriques que l’on utilise pour penser l’éducation ne valent que parce ce qu’ils permettent de réfléchir théoriquement sur ce que l’on reconnaît déjà en pratique comme de bonnes pratiques. Autrement dit, la tâche de l’activité théorique est de rendre explicites les normes implicites dans les pratiques éducatives. (Brandom)

Projet d’une philosophie de l’éducation qui a besoin d’une perspective sociohistorique d’abord pour comprendre les concepts théoriques comme concepts réflexifs, ensuite pour comprendre, à un niveau supérieur, comment fonctionne cette réflexivité conceptualisante qui fait ce va-et-vient entre la théorie et la pratique.

2. Une approche sociohistorique : Pour comprendre la place de l’éducation dans ce processus, il paraît intéressant de revenir sur les conditions sociohistoriques dans lesquelles les premières institutions préscolaires modernes se développent. C’est-à-dire, au début 19siècle, moment où l’on voit des institutions préscolaires ouvrir un peu partout en Europe plus ou moins simultanément. La première chose que l’on peut constater, c’est que ces institutions sont généralement liées à l’idée que réformer l’éducation c’est aussi réformer la société et résoudre les paradoxes de la modernité (misère ouvrière, Terreur).

On voit déjà ici, à un niveau macroscopique, comment la question de l’éducation, et en particulier celle de l’éducation des enfants les plus jeunes, est pensée d’entrée de jeu comme quelque chose qui permettra de transformer la société. Mais il reste tout de même à voir comment ce projet de transformation se répercute dans les pratiques, et des pratiques pouvant être différentes.

3. Comparer deux institutions : les salles d’asiles et les jardins d’enfants. Deux institutions qui, par leurs différences, offrent un aperçu assez représentatif de la diversité des pratiques préscolaires à cette époque.

(a) Salles d’asiles : monitorat et la leçon de choses

(b) Jardin d’enfants : jardinage et jeux de cubes (« dons »)

B. Attention et expression

Sans plus entrer dans les détails, on voit que les pratiques préscolaires de ces deux institutions sont très différentes. Tout le problème, maintenant, est de rendre compte d’un arrière-plan normatif commun à ces pratiques qui permettrait de comprendre de façon plus générale ce qui constitue une éducation moderne.

1. Pour trouver cet arrière-plan normatif commun, au-delà des différences, il faut voir quelles sont les attentes, les exigences communes à ces pratiques. À bien y regarder, il y a bien une exigence commune à toutes les pratiques des deux institutions, et qui semble en même temps être une exigence nouvelle, c’est l’exigence d’attention. On attend de l’enfant qu’il soit attentif. Ici, le terme d’attention permet de réfléchir l’autocontrainte spécifiquement moderne que les pratiques préscolaires présupposent ou cherchent à développer chez l’enfant.

Cette exigence d’attention semble présente dans toutes les pratiques, mais on voit aussi des pratiques qui sont réfléchies dans les manuels comme des exercices visant à faire acquérir à l’enfant une attitude attentive.

(a) Salles d’asile : les exercices de silence qui sont en même temps des exercices d’écoute.

(b) Jardin d’enfants : le jardinage comme exercice de patience. Attente et surveillance.

Ce qu’on peut voir dans ces pratiques, c’est qu’on cherche bien à amener l’enfant à adopter une attitude nouvelle, une sorte de retenue vigilante que l’on peut réfléchir en termes d’attention.

2. Je propose de voir le concept d’attention comme point un départ, comme une ouverture sur toute une autre série de comportements que l’on attend du côté des élèves et qui présupposent l’attention sans s’y réduire.

(a) on attend pas seulement de l’enfant qu’il s’intéresse aux leçons, mais encore qu’il y participe (par exemple en posant des questions)

(b) on attend aussi des enfants qu’ils se socialisent entre eux par cette attention et cette participation (entraide, monitorat)

J’ai repéré deux types de comportements, il est sans doute possible d’en trouver d’autres du même genre dans les manuels. Ce qui semble important maintenant, c’est d’essayer de penser plus généralement ces comportements qui impliquent l’attention mais qui s’ouvrent sur autre chose que l’attention, sur quelque chose qui concerne le type de participation attendue plutôt que le type de retenue.

Ce qui caractérise cette participation c’est qu’on attend de l’enfant qu’il s’investisse personnellement dans l’activité, qu’il y exprime sa curiosité (en posant des questions), sa créativité (en construisant quelque chose), et que sa relation avec ses pairs soit une relation d’évaluation mutuelle. Je propose de réfléchir cet investissement par le terme d’expressivité.

Finalement, cette comparaison permet de proposer deux concepts pour décrire les pratiques scolaires modernes : l’attention et l’expression.

3. À partir de ces concepts, il est possible de repenser les différences pratiques qui existent entre les salles d’asiles et les jardins d’enfants.Car on peut considérer que, si les pratiques sont si différentes, c’est parce que les salles d’asiles et les jardins d’enfants ne visent pas prioritairement le même type d’expressivité.

(i) Salle d’asile : une expression-discussion => parler sur un objet commun

(ii) Jardin d’enfants : une expression-création => produire quelque chose d’original

Cette comparaison permet ainsi d’interpréter l’expressivité moderne comme une expressivité ayant deux bornes.